Vigie, mai 2021

 

 

 

La neige et le feu

 

 

Vigiemai2021 05

 

 

Être là en mai sur les flancs du Grand Chat en compagnie d’Élodie et de Rimski, marcher là en ce jour de semaine où rares sont les promeneurs, slalomer entre les torrents et les névés comme dansent autour des cimes dans le ciel tourmenté les nuages, vivre ainsi dans ce pays de sapins, de fougères, de rhododendrons et de crêtes, reste un privilège qui devrait interdire à jamais la neurasthénie : une fois jetée dehors l’anxiété comme un gaz se dissout dans l’espace – je l’ai perdue de vue dès le premier virage, en même temps que le corbeau dont je guettais le vol.

Après deux semaines de pluies presque continues on profite de l’accalmie. On va au hasard. Le pas est souple sur la terre spongieuse. Les perce-neige marquent l’emplacement de la neige en allée et les petites fleurs jaune vif des soucis d’eau (ou populage des marais) ornent les berges du sentier transformé en ruisseau.

Au premier vrai névé le chien blanc, comme fou, se roule dans la neige qu’il semble vouloir dévorer, jappant de joie devant cet hiver retrouvé. Je le regarde folâtrer, et je mesure à quel point ce compagnonnage canin me manquait.

J’avais négligé de dire mon intention d’aller crapahuter jusqu’à ces crêtes où je ne m’attendais pas à trouver une telle quantité de neige fraîche. D’abord nous avançons prudemment, Élodie marchant dans mes pas et moi dans les traces du chien. Mais bientôt on oublie toute précaution et dédaignant la morsure du froid on remonte la pente où pour un peu on se laisserait rouler comme le fait ce Samoyède qui semble n’avoir été créé que pour donner à la neige une forme animale. Le brouillard monte avec nous et s’accroche aux vieux arbres qui croulent de vieux lichens verdâtres. Parfois le soleil allume en contrebas un fragment de prairie printanière. Un rouge-gorge s’égosille, un casse-noix signale de son cri rauque notre approche…

Puis on redescend, transis, ravis, hilares, et on se réfugie dans cette baraque de la Jasse devant laquelle je passe depuis quatorze ans et où je ne m’étais encore jamais vraiment arrêté. On ouvre le volet. L’intérieur est propre et rangé. Une longue table, deux chaises dont l’une est encore pourvue de sa peau de vache, des provisions de bois, des victuailles, un poêle en bon état : j’ai connu bien des locations dont les hôtes étaient moins accueillants que les passants anonymes qui ont pris soin de la baraque. On allume sans peine le feu, gestes premiers qui transfigurent tout. Rimski, qui entretemps a retrouvé la peau de vache de la deuxième chaise quelque part dans le pré et a fini par nous laisser la lui reprendre, s’allonge devant l’âtre et s’endort. La chaleur du feu guérit les brûlures du froid. Être là, en si beau lieu et si belle compagnie, guérit bien des brûlures.

J’écris ces lignes assis à cette vieille table où tant de promeneurs se sont installés avant moi et s’installeront après moi, en ce refuge qui appartient à chacun. Laisser sa trace, chacun manifestement en ressent le besoin – si j’en juge par les graffitis laissés sur le mur et ces lignes sur mon carnet. C’est histoire de dire la beauté du lieu, de la neige et du feu, histoire de dire surtout : ici, nous fûmes heureux.

 

 

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