Vigie, décembre 2021

 

 

 

Bientôt je saurai

 

 

Vigie051221

 

 

Samedi de pluie, départ dans la nuit froide et molle. Le pied s’enfonce dans la neige fondue devant le garage. La voiture qui glisse sur la route mal dégagée fait un bruit de hors-bord. Au premier virage, je glisse et me déporte jusqu’à la barrière de neige. Quand je vois les spectres des arbres penchés sur la voiture à la lueur des phares, je comprends pourquoi ce spectacle me faisait si peur lorsque j’étais enfant.

Ainsi donc je repars comme je déteste le faire, de nuit, pour une destination plus ou moins lointaine, vers Aix-les-Bains en l’occurrence, comme lorsque j’étais allé au concert du trompettiste Stéphane Belmondo avec Clément en janvier 2017, pour ce cauchemar inaugural que je raconte dans Le Livre de Madère (à paraître, mais d’abord à finir) et auquel je repense souvent (vu l’autre soir l’affiche de ce spectacle-là, précisément, au jazz club de Chambéry où je m’étais rendu avec Clément et Élodie, et ce hasard sur le moment m’a semblé vraiment faire sens, parce qu’il disait à quel point le jazz en général et ce concert en particulier ont joué dans l’histoire de ma dégringolade momentanée un rôle salvateur).

La pluie redouble. Je croise une voiture qui remonte la vallée – comme c’est étrange, à cette heure.

Cette fois je repars pour un voyage en arrière, ou en avant je ne sais pas. Comme Léo l’an passé je vais me faire officiellement diagnostiquer. Disséquée un peu, la bête. Étiqueté comme il faut, l’animal. Je le dois à l’enfant étrange que je fus, au jeune homme androgyne revu hier sur une vidéo et qui disait, l’œil hagard, le geste saccadé, bon pour l’asile, son angoisse de devoir traverser les couloirs du lycée et son incapacité désolante à entrer en rapport avec la réalité, à participer à toute liesse collective – en l’occurrence à celle d’un concert de Thiéfaine qu’on entendait en fond sonore – voire à toute liesse, voire à quoi que ce soit qui ne fût pas uniquement verbal. Ce jeune homme aux traits fins et aux longs cheveux noirs s’exprimait avec une voix au timbre déconcertant. Le psychiatre, les psychologues qu’il avait vus après qu’il se fût quelque peu esquinté les poignets, ne parlaient que de traumatismes vécus dans l’enfance, de son père et sa mère accusés de tous les maux ; seulement, de traumatismes il n’y en avait pas eu, et c’était précisément dans le giron familial, avec son père et sa mère, qu’il se sentait bien. Ce n’était pas pourtant qu’il refusât complètement de grandir, à l’instar de l’enfant monstrueux du Tambour de Volker Schlöndorff ; il y avait simplement entre le monde et lui une sorte de distance qui à la fois le protégeait et l’empêchait de vivre.

J’ai longtemps cru que cette distance, ce regard sur le monde fait d’empathie paradoxale, d’excessive proximité et de froideur, étaient dus à des lectures compulsives et trop précoces – puisqu’à douze ans j’avais lu à peu près tous les grands romans du XIXème, de Balzac à Flaubert en passant par Dostoïevski, avec Céline, Kafka et Proust déjà en embuscade. Quelques années auparavant j’avais entrepris de lire tous les ouvrages de la bibliothèque municipale par ordre alphabétique. La découverte décisive avait été, un peu avant celle de la poésie japonaise, les livres de Giono – cette collection bleue dont je m’étais fait, autour de ma cachette de derrière le fauteuil, un rempart. Quand je lisais Giono le monde apparaissait, tangible, sensible. De même en lisant Proust vers l’âge de treize ans je pouvais comprendre certaines déconvenues, lire en moi, rendre compréhensible le monde. J’ai lu compulsivement pour lire en moi, pour comprendre, pour vivre, mais j’ai pensé ensuite que ces lectures m’avaient perturbé (j’avais lu cette idée chez Rousseau sans assez prendre garde au fait que Rousseau ne parlait que de petits romans fantasmatiques qui vous abusent et vous enferment et non de ces ouvrages majeurs qui vous décillent et vous libèrent), que c’était donc à cause de la littérature que je n’arrivais pas à nouer un vrai lien avec les gens, surtout ceux de mon âge. J’avais certes besoin de solitude, mais comme tout un chacun besoin de contact, d’amitié et d’amour, toutes choses qui me paraissaient interdites – je n’étais à mon aise qu’avec des adultes bien connus, pour jouer aux échecs ou parler de littérature.

La géopoétique, le départ en Guyane, ce fut pour échapper à la littérature, je crois. J’ai failli réussir. Je suis resté longtemps sans écrire, un peu hypocritement sans doute comme je le dis dans L’éloignement puisque je conservais quand même quelques traces, certes bien plus rares que maintenant, dans des carnets et dans les lettres que j’écrivais à mes parents. La nature, la méditation ont été d’autres stratagèmes pour entrer en rapport avec la réalité.

Aujourd’hui cependant, après que mon monde fragile se soit en partie effondré, puis reconstruit autrement, avec la mort de ma mère et l’éloignement de Nathalie (qu’il faudrait désigner autrement car c’est notre éloignement commun, et d’ailleurs tout relatif puisque nous continuons à bien nous entendre et partageons harmonieusement le même toit), avec la rencontre d’Élodie et le diagnostic des troubles autistiques de Léo, j’en suis venu à relire mon histoire à l’aune de l’autisme. Si j’étais, si je suis « bizarre », ainsi qu’on me l’a dit tant de fois, ce n’est pas parce que j’ai lu trop tôt : bizarre, je l’étais avant de lire, bizarres étaient mes façons d’être, cette façon surtout que j’avais d’amplifier démesurément tout ce qui s’offrait à moi, tout ce qui me parlait (les « intérêts spécifiques » font partie des marqueurs de l’autisme). Ce que les psychologues de mon adolescence ignoraient, semble-t-il, c’est l’autisme : une configuration mentale atypique. Je n’ai jamais réussi à me reconnaître dans les diverses et mouvantes identités que j’ai été tenté d’embrasser : parmi les naturalistes, les étudiants en lettres, les bouddhistes ou même les amateurs de poésie, je détonais toujours, j’étais ailleurs. Étudiant en lettres, je voyais bien que je cherchais dans les lettres autre chose que la plupart de mes condisciples – d’ailleurs, je préférais les oiseaux ; parmi les naturalistes, dont je partageais volontiers l’obsession d’observer et de nommer, me manquait le souci du langage, et je mettais dans ce jeu des jumelles une dimension mystique qui leur échappait ; parmi les bouddhistes c’est le profane qui me rattrapait…

Maintenant je roule pour savoir si je suis autiste ou, plus exactement (car l’autisme n’est pas une identité fixe) pour savoir si ce parcours singulier qui a été le mien est bel et bien dû à une configuration mentale innée transmise génétiquement en laquelle toutes ces bizarreries trouvent leur origine. J’ai besoin de donner cette réponse à l’enfant, au jeune homme qui ont su patienter en moi si longtemps. Peut-être après tout ne suis-je qu’un petit peu perturbé par d’autres éléments, que sais-je, une enfance trop heureuse et trop solitaire et trop consciente de tout ce qui était en train de s’effondrer alentour ? Peut-être ne suis-je qu’hypersensible, comme on dit aussi, ou trop intelligent, mais j’en doute ?

Je verrai bien. Je vais voir. Bientôt je verrai.

Pour l’instant, je roule dans la nuit noire et pluvieuse où je ne vois pas grand chose. Je salue en passant les petites lumières de Chapareillan, aveuglé par la grande lumière dans le rétro, affolé par les immenses projecteurs orange braqués sur le carrefour et les hautes silhouettes sombres des pylônes. Un cinglé me double à 150 à l’heure.  Si je meurs maintenant sur la route, ces paroles auront été les dernières, et je ne saurai jamais…

 

04/12/21

 

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