Vigie, décembre 2021

 

 

 

L’aube à Noël sur les traces du grand cerf

 

 

Vigie121221

 

 

Plus qu’un autre, sans doute, je suis un être d’habitudes : ainsi n’ai-je jamais vraiment pu modifier l’heure de mon réveil, même lorsque j’étais enfant ou adolescent, et si d’aventure (c’était toujours une aventure) je me couchais très tard, j’étais levé à l’aube. En ce lendemain de veillée de Noël, me voici donc dès six heures emporté par les mouvements amples de mon accordéon, puis attaché au beau chien blanc avec lequel je marche tant bien que mal dans le crépuscule scintillant. La lampe fait briller les cristaux de neige et l’on suit la piste d’un grand cerf, si j’en juge par la taille des empreintes toutes fraîches. Au dessus de Belledonne le ciel commence à pâlir, traversé par des nuages pommelés qui me remettent en tête des souvenirs d’îles.

Ici la neige a été retournée par les sangliers, que Rimski imite en se mettant à gratter. Une demi-lune trouble perce le ciel brumeux. Je m’enfonce vers le Grand Creux, ce qui n’est sans doute pas très raisonnable à cause des bêtes.

Le Grand Creux dans la pénombre.

La rumeur du Nant.

Des craquements de branches quelque part, et Rimski qui s’affole et tire sur la longe de toutes ses forces. 

Ici les traces du cerf sont rejointes par des pas d’homme dans lesquels je mets mes propres pas. La neige molle, moins épaisse dans la forêt que dans les champs, n’entrave pas trop la marche, moins en tout cas que ne le font les branches qu’il faut alternativement enjamber ou franchir à quatre pattes. Une fois de plus Rimski mène la danse, mais son propre maître de ballet est bien sûr le grand cerf que l’on continue à suivre.

Nous voici près du Nant, aguillés à la pente instable du ravin au fond duquel je finis par sauter, m’enfonçant jusqu’aux genoux dans la neige avant de glisser avec Rimski jusque dans l’eau froide.

J’éteins la lampe, la neige partout s’allume. Est-ce que la remontée du Nant te rappelle des souvenirs d’enfance, mon vieux chien d’un an ? Est-ce que tu te souviens de la première fois où tu l’as franchi, ce petit torrent qui te faisait si peur ? Est-ce que tu te souviens de la première balade dans la neige avec les enfants qui te portaient ? Est-ce que c’est seulement l’odeur du cerf que tu traques ou bien aussi les traces du passé dont le cerf ne serait que l’incarnation musquée ?

Je bascule par-dessus un tronc d’arbre gelé et poursuis mon chemin avec une prudence redoublée car la neige qui recouvre les branchages à tout moment peut s’effondrer et me faire descendre d’un étage.

Il me semble que c’est à ce moment-là que je me rapproche le mieux de ce grand cerf insaisissable de la mémoire et du temps qui, le plus souvent, nous dessert et nous enserre, mais qui soudain s’ouvre, se fait généreux, m’offre ces images si poignantes de la forêt enneigée à l’aube de ce Noël de l’année 2021.

Une buse criaille quelque part au-dessus de nos têtes.

Laborieusement je remonte, traîné par Rimski, avec de la neige jusqu’au cou, m’accrochant aux racines, aux branches qui cassent, à la laisse et même parfois à la queue de mon chien, m’accrochant  comme toujours et traquant cette réalité fuyante et dure de Décembre.

Là-haut sur le terre-plein la terre a été complètement retournée et un épicéa s’est brisé, qui lance en l’air l’éclat de sa fêlure. Les geais signalent notre arrivée tandis que j’escalade la muraille de neige qui borde la route départementale grâce à laquelle Rimski et moi opérons un retour presque triomphal, lui trottinant avec grâce et moi jouant au patineur sur glace.

Au lieu du cerf, ce sont deux chevreuils qui déboulent sous notre nez et traversent nonchalamment le grand champ blanc, poursuivis par les jappements aigus de Rimski, cependant que je m’agrippe de toutes mes forces à la neige…

 

24 /12/2021

 

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