« Je dors en Bretagne ce soir » (1996-2021)

Jeudi 19 août. Même rocher, plus haut, tout en haut, sur ce ni d’aigle ou de goéland brun. Vent tiède, temps cotonneux qu’adoucit encore un soleil inattendu. À perte de vue les friselis, la danse étale, les courbes brisées aussitôt reformées des flots. Deux craves piquent du bec dans l’herbe rase, trois autres les font fuir et s’emparent de leur place. Les cris électriques font un petit accroc à l’étoffe ample et lourde du grand fracas silencieux de l’océan.

Écrire ici ne signifie pas y être : à l’instant où je trace ces lignes banales à partir d’une situation pourtant extraordinaire, je n’y suis pas, je n’y suis plus, ou pas encore, cherchant une fois de plus à y être davantage et pestant mentalement contre cette intermittence de la présence au monde qui ne devrait pourtant pas me peiner puisque tout, dans ce monde, est intermittent. Je suis néanmoins bel et bien assis sur ce promontoire étroit et exposé, juste derrière Élodie cette fois, avec le vent salé qui ébouriffe ma tignasse persistante, baigné dans cette lumière de fin d’après-midi de fin d’été, qui éclaire pareillement les lichens, l’océan, Élodie, et mon insignifiante personne, et sitôt que j’aurai quitté ce rocher, cette île (sans doute pour longtemps, peut-être pour toujours) il me sera impossible d’écrire de la même façon à partir de ce lieu qui ne sera plus que souvenirs figés, éventés ou ardemment mais paradoxalement présents, rêves d’îles entêtés, ou îlots dans la tête, fumée de ma mémoire. Le goéland posé sur l’aiguille d’en face et qui hurle en tendant son cou vers le ciel n’a rien à faire pour être pleinement ce qu’il est, goéland sur son rocher mais je dois pour ma part travailler pour dégager en moi l’espace nécessaire, pour m’évider, me poser tout entier, m’oublier.

Identifier, nommer, peut y aider ? Revenons donc à nos lichens. Ces beaux à plats orangés, ce sont sans doute Dipterocarpus verucosus, et ces inflorescences vert jaune du chou marin, ou bien de la crambe maritime ? Je note aussi : Xantharia parietina, ce nom me plaît et me distrait de moi-même. À défaut de lichen je voudrais bien être ce pêcheur immobile au loin dans sa barque, tache blanche dans le flot ondoyant, plus proche des fous que des gens, ou bien, pourquoi pas, le rocher même sur lequel je suis assis parce qu’il est bien placé pour voir venir et endurer les tempêtes, les tsunamis, les marées noires, et stable aussi, difficile à émouvoir, impossible à bouger – mais je sais qu’il faut se méfier de ces fantasmes minéraux et accepter d’être ce qu’on est, petit mammifère au cœur fragile (à propos de cœur fragile j’ai cherché en vain la souris d’hier, morte sans doute et dévorée depuis). Je passe, le rocher et le pêcheur demeurent. Je passe – c’est l’avant-dernier soir de cette brève escapade ouessantine – mais je ne rêve que d’ancrage (me vient en tête l’image de cette ancre du XVIIIème siècle admirée ce matin, vestige du naufrage volontaire d’un navire en perdition). M’ancrer. Me rassembler. Tout rassembler en un lieu, en une demeure dont je ne sais qu’elle ne pourrait être que de papier.

Un homme aux cheveux gris cependant quitte la rade à bord d’une barque et rame lentement vers un bateau amarré plus loin dans le port, sur lequel l’attendent deux autres marins en cirés jaune et rouge. Il monte à bord. Les discussions s’éternisent, le bateau ne bouge pas – je n’ose pas les regarder aux jumelles. Le soleil se cache, le vent fraîchit. Le bateau, après un très long temps d’attente, quitte enfin le port.

Le soir venu, allégé, rasséréné, on peut passer à guet sur le rocher suivant, d’ordinaire entouré d’eau. On se faufile par une cheminée, un trou de chamois, et l’on attrape, avec quelle joie, les derniers rayons du couchant à l’horizon bien dégagé.

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