« Je dors en Bretagne ce soir » (1996-2021)


« Chérissons les instants qui se meurent aussitôt… »

La Bretagne a beaucoup compté à plusieurs époques de ma vie, mais surtout autour de mes vingt ans, lorsqu’après plusieurs années d’enfermement physique et psychique je redécouvre les bienfaits du « dehors » (dont je n’ai jamais douté, et je pressentais même avec clarté que le bout du tunnel me conduirait sur les rives atlantiques, ainsi qu’un grand livre blanc posé sur la bibliothèque noire me le rappelait chaque jour, mais une chenille ne devient pas papillon en s’élançant dans les airs).

Je m’y rends à chaque période de vacances, en toutes saisons, avec mes parents le plus souvent (car nous continuons à très bien nous entendre), puis seul chez notre amie peintre Laurence Sibille, dans sa petite maison au bord du Trieux puis son bel atelier de Paimpol où j’écris une partie de notre livre commun, mon premier, D’un hiver à un autre, qui garde trace de ce « passage ». Je revois avec émotion la petite chambre louée sur le port de Paimpol dans un immeuble où sont logés les apprentis marins, et me remémore ma fierté lorsqu’on me prend pour un des leurs (moi qui sais à peine faire le nœud de mes lacets !). Je revois ces aubes et ces crépuscules que je passe à écrire, parfois si transi qu’il m’est difficile de tenir le stylo – mais je considère alors qu’il n’y a rien de plus poétique que d’écrire à cinq heures du matin en plein vent sur une pierre mouillée en étant gelé jusqu’aux os…

Avec Nathalie, île de Groix, septembre 1997

La Bretagne, autant que la montagne, est un lieu fondateur et, logiquement, celui du premier voyage avec Nathalie, qui sera ma compagne pendant presque vingt ans. Nous nous sommes rencontrés au lycée en 1992, j’ai rêvé la retrouver lors du séjour solitaire raconté dans Le Grillon de l’automne (et ces détours & délais, quand on y réfléchit, en disent long sur les biais complexes qu’un autiste doit emprunter pour cheminer vers autrui), mais la camaraderie ne devient amoureuse que sur les îles de Groix, Ouessant et Bréhat en septembre 1997 ; dans mon imaginaire, l’amour reste insulaire.

Tous ces souvenirs cependant s’effacent devant un autre ultérieur (août 2003), qui les rassemble tous. C’est un très beau soir passé dans un café-concert situé, si je me souviens bien, non loin du Sillon de Talbert, dans les Côtes d’Armor, avec mes parents (une recherche me laisse supposer qu’il s’agit du Ti-Mein de Pleubian). Gilles Servat, tout en finesse et en tendresse, loin de l’image conquérante et « engagée » que j’en ai alors (car son apologie de la lutte armée contre « les Francs » dans « La blanche hermine » ne m’a jamais parue supportable que dans un contexte folklorique), Gilles Servat y chante seul à la guitare, entouré d’un public fervent de vacanciers et de Bretons qui fredonne ses chansons. L’une d’elles, « La maison d’Irlande », résume toute la beauté fragile de cet instant, qui dit : « Chérissons les instants qui se meurent aussitôt / Et qu’on ne reverra plus jamais / Chérissons les instants qui se meurent aussitôt / Et qu’on ne reverra / Qu’au cimetière des photos… »

Bien mieux que les photos, les vidéos ou même les carnets, les chansons sont des attrape cœurs accrocheurs de souvenirs, et voici que je revois mon père et ma mère avec la précision d’un rêve éveillé, que je nous revois tous les trois, en cet été 2003 où Nathalie et moi sommes rentrés de Guyane séparément, dans la petite maison de Ploubazlanec que nous louions déjà quelques années auparavant, et où nous avions amené la chatte de mes parents ainsi que mon chat Catini. (Ce dernier point me semble incertain. Je revois bien mon chat miaulant sur la grève parmi les oies bernache, mais la présence des oies en été m’étonne, et je revois tout aussi clairement ma mère appelant longuement la minette partie dans le jardin – mais peut-être n’était-ce pas la sienne, mais la chatte à poils longs de la vieille dame qui habitait la maison voisine, qui était notre hôte et qui, perdant elle-même quelque peu la mémoire, s’était fait si méchamment maltraiter par ses odieux enfants parce qu’elle avait oublié que nous lui avions laissé un chèque avant de repartir… Après recherches et relecture des carnets, je comprends que je confonds des souvenirs datant de février 1996 avec ceux de 2003 : sept années effacées, mélangées en un même moment recréé, c’est dire le peu d’ancrage du temps par rapport à la mémoire des lieux !)

Je revois surtout, outre ce récital de Gilles Servat, un repas prodigieux dans un petit restaurant de Ploubaz : par nostalgie des araignées de mer que je mangeais chez Laurence Sibille, je déguste avec un plaisir inouï tout un plateau de fruits de mer, ce qui ne m’était jamais arrivé et ne m’est plus arrivé depuis. Manger ces mets-là, ce jour-là, en ce lieu, fait sens, car c’est une façon de dévorer l’instant et le lieu, d’en conserver en quelque sorte un souvenir gustatif tout en me reliant à d’autres moments passés – car, outre les araignées de mer que nous apportait l’amie de Laurence (Jocelyne est le prénom qui me vient – elle avait les doigts blanchis par la maladie de Raynaud, elle se baignait tous les jours de l’année dans la mer et avait été amante de Brassens), j’ai pris la bizarre habitude d’imiter les oiseaux marins que j’aime tant observer et auxquels je m’identifie en gobant parfois les coquillages à même les rochers ou les minuscules poissons d’argent qui, poursuivis par les bars ou piégés par la marée descendante, restent piégés dans les trous d’eau (il m’arrive aussi de capturer et de manger un de ces bars qui, affolés par leur pêche, s’approchent trop de la berge – le souvenir de l’agonie des poissons bouches ouverte sur l’herbe m’est resté, voici encore quelque chose que je ne ferais plus). En ce temps-là je redécouvre la mer – car c’est déjà une redécouverte, liée à toutes les sensations maritimes déposées dans l’enfance comme un limon fertile, voire bien sûr à cette mer primordiale du ventre maternel.

Les chansons, les odeurs, le goût de certains aliments liés au moment ou au lieu (comme, donc, ce plateau de fruits de mer, ou bien cet espadon mangé autrefois dans l’unique restaurant de l’île d’Andros, en Grèce, cerné par un peuple de chats affamés qui tournent autour de la table, ou encore certains fromages exceptionnels de nos alpages, voire certains vins) sont des fixateurs de sensations mémorielles, mais cela ne suffit pas. Tout cela est trop confus, trop fugace, pour construire quoi que ce soit et même, pour éclairer un chemin : il faut le recours des mots.

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