« Je dors en Bretagne ce soir » (1996-2021)

Grève de Ploubaz, 2 mars 1996. Encore quelques pas sur la grève juste avant le départ. Je me lave au vent marin et fais provision d’embruns. Le ciel est chargé de nuages noirs, avec vers l’est une belle trouée rose qui se déchire. Les goélands gris crient comme des poulies mal graissées. Le vacarme sur la plage est terrible. Je jette aux goélands un reste de pain rassis et m’assois encore sur un rocher, puis je pars marcher sur la vase. Le ciel finit par se dégager, ce sera une belle journée encore sur la côte bretonne. Je sais que je ne reviendrai pas ici avant longtemps (en fait, en septembre 1997 avec Nathalie). Je sais que ce voyage était le dernier d’une belle série. Avant, je partais toujours avec la perspective d’un retour rapide. Maintenant, il faut passer à autre chose. J’ai le cœur confiant, l’avenir ne me fait pas peur. Ni le travail, ni surtout la solitude.

L’été 1996 a été celui des retrouvailles avec la montagne, d’abord à Valezan puis dans le chalet de La Giettaz en septembre 1996 (juste après la mort de la chatte de mon enfance – la mort de nos animaux est un profond repère, me dis-je en pleurant d’un œil, à cause d’un ulcère qui s’est infecté, au moment où je recopie ces notes, août 2022, avec Rimski à mes pieds). Même si, encouragé en cela par les idées de Kenneth White et la poésie japonaise, j’exprimais aussi peu que possible les troubles qui m’agitaient et toujours de façon indirecte, les carnets de là-haut et Le Grillon de l’automne restent marqués par cette difficile acceptation de la solitude : « Mon cœur n’est pas en paix, et même au sein de cette forêt, impassible et belle… ».

Toujours est-il que j’ai fini par retrouver, ou trouver, Nathalie, en mai 1997 parmi les roses du Parc de la Tête d’Or (il en reste une photo touchante prise par une inconnue). Ce fut un rapprochement fragile et lent. C’est d’abord pour le consolider que nous sommes partis ensemble en Bretagne, d’abord sur l’île de Groix, puis dans les lieux que je connaissais (la côte de granit rose, Paimpol chez Laurence, Perros-Guirec chez Kenneth et Marie-Claude), enfin à Ouessant. Je rêvais d’Ouessant depuis des années, à cause de ces poignantes chansons de solitude que sont « Enez Eussa » d’Annkrist,  et  « Plac’hig eusa », en Breton, de  Yann-Fanch Kemener et Didier Squiban, qui tant me fascinaient…


« J’habite face à l’île
à l’île d’Ouessant
j’entends le flux fertile
du flot fluorescent… »

(Annkrist – d’elle aussi me vient mon goût immodéré pour les allitérations…)

« En enez Eusa, ur plac’hig
Yaouank, fur, koant ‘vel un aelig,
Hec’h anv oa Kaourantenig… »

(Dans l’île d’Ouessant, une fillette / jeune, sage, jolie comme un petit ange / Elle s’appelait Corentine….)

De ce voyage je n’ai ramené aucun mot, mais des images collées dans un classeur et d’autres, bien plus nombreuses, que je garde en mémoire et ne développerai que plus tard si la nécessité s’en fait vraiment sentir.

Voici cependant l’évocation qui en est faite dans la dernière partie de L’éloignement :

“ C’est la première fois, le souvenir est aisé. Nous marchons longtemps, campant de-ci, de-là, portant de lourdes charges sous le soleil de septembre. À Trébeurden le voyage s’agrandit. Nous longeons en chantant la baie de Lannion, accompagnés par un chien et le rire des mouettes. Au crépuscule une mince bande de feu embrase soudain l’horizon – non le disque solaire d’un coucher de carte postale, mais une bande de feu, vraiment. C’est saisissant. Puis la nuit tombe et tu fonds en larmes. Nous nous serrons fort l’un contre l’autre parce que tout cela est trop beau et trop fragile pour perdurer. Nous faisons le serment de tout tenter pour vivre à la hauteur de cette intensité, mais il y a dans le serment même quelque chose de douloureux. Nous continuons à marcher sous la lune, dont le halo dessine un triple cercle blême. Le grondement des vagues est effrayant.

Arrivés au bout de l’île et du voyage, nous découvrons le phare aux couleurs du couchant. Rochers rouges, lumière orangée. Les rares visiteurs sont repartis par le dernier bateau et nous sommes seuls. Nous montons sur la plate-forme, restons debout face à la mer. Tu masques mes yeux de tes mains. Quand tu les ôtes, je vois comme une apparition, aux derniers rayons du soleil, un Fou de Bassan qui s’immobilise un très bref instant devant nous avant de se laisser emporter. Nous faisons aussitôt du Fou notre oiseau protecteur. Nous sommes assez lucides pour savoir à quel point nous en aurons besoin… ”

Sur la pièce montée du mariage figureront plaisamment, en lieu et place des figurines de mariés, deux Fous de Bassan en parade (que je garderai d’ailleurs sur la cheminée et qui ne seront brisés que vingt ans plus tard, peu après la fin de notre vie commune, involontairement – mais cela faisait tellement sens que c’en était troublant – par les enfants, en jouant) ; et la bague que je garde à mon doigt ne mentionne aucun nom, mais celui, en latin du Fou de Bassan, Sula Bassana

Ici s’achèvent les voyages bretons de ma prime jeunesse.

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