« Je dors en Bretagne ce soir » (1996-2021)


Ouessant, Ploubazlanec, août 2003

En quête encore d’une évocation plus précise du concert de Gilles Servat et du festin de fruits de mer, je finis par retrouver quatre maigres pages écrites d’une fine écriture (avec un stylo plume qui n’était pas encore le Mont-Blanc de mes trente ans). Je relis :

Ouessant le 6 août (2003). 22 heures. Me voici seul dans cette chambre baignée de brume, avec la brume qui pénètre par la fenêtre ouverte en grand. Bêlements des moutons, corne de brume. La tête vide, les jambes lourdes d’avoir marché toute la journée, je repense aux années passées ici, à ma première venue sur l’île avec Nathalie : les galettes aux lépiotes, le mouton hargneux que nous avions imprudemment caressé et qui m’avait chargé en m’envoyant valser au bord de la falaise, les oiseaux partout et la décision prise alors par Nathalie de préparer le BTS « Gestion et protection de la nature » option « animation nature » (car nous avions vingt ans, nous découvrions le monde, l’amour et les oiseaux, c’était notre premier voyage ensemble et un moment si fondateur que nous devions faire graver, plus tard, sur nos alliances, au lieu de nos prénoms, le nom latin du Fou de Bassan qui nous était apparu comme une sorte de divinité protectrice…). Je pense à elle qui, en ce moment, m’attend dans la nouvelle maison de Rémire-Montjoly, et me vient la hâte de retraverser la mer pour la rejoindre. Cri d’un goéland. Les draps flottent dans la brume, blanc vif sur blanc sombre. Je referme la fenêtre et tombe aussitôt un silence total. Je ne sais plus où ni quand (relisant ces lignes dix-huit ans plus tard je le sais encore moins, car les images mêmes de cette chambre se mélangent à celles des autres occupées dans l’île). Je reviens en enfance, me coulant dans la douceur de ces vacances en famille dont j’avais déjà la nostalgie, je crois, lorsque j’étais enfant, comme si j’avais de tout temps été habité par la prescience des paradis qui sont toujours déjà perdus.

Je suis déçu. Si peu de traces ? S’en suit une liste des espèces d’oiseaux observées dans l’île et datée du 7 août : crave à bec rouge (20 à 40), huitrier-pie, cormoran huppé, goélands argenté, cendré, brun, mouette rieuse, sterne pierregarin, grand labbe, tournepierre à collier, grand gravelot, héron cendré, faucon crécerelle, linotte mélodieuse, hirondelle rustique, moineaux domestique et friquet, faisan de Colchide, pigeon ramier, chardonneret, courlis corlieu, pipit maritime, hibou grand-duc (vraiment ?).

Viennent d’autres bribes, un haïku sans intérêt daté du 8 août (Appelant la chatte, un miaulement nous répond : le cri de la mouette) ou ces lignes écrites en baie de Paimpol le 9 août :

Marée basse, soleil et brume sur la baie. Tout au fond du paysage, Paimpol et la Pointe de Guilben sont voilés de blanc. Ciel blanc, lumière blanche difficile à soutenir. Installé dans le creux d’un matelas d’herbes sur cet îlot qui émerge au milieu de la baie, j’écoute les trilles, les aboiements, le cliquetis des haubans, la rumeur de la circulation, le crô-crô d’une corneille, le grondement d’un tracteur sur la grève. Je prends les jumelles : bravant les flaques et la vase, un petit tracteur bleu traîne sa remorque pleine de goémons à travers la grève, faisant s’envoler au passage tous les goélands, puis disparaît derrière les rochers. Il réapparaît plus tard après avoir déchargé sa cargaison. Bruits de voix au loin. La chaleur me pousse à me redresser pour sécher à la très légère brise la sueur qui baigne mon front. La vase brille. Dans l’eau des flaques laissées par la marée gisent les belles huitres, les petites moules, les bigorneaux, les coquilles ouvertes, les restes de crabes, les crevettes transparentes. Parfois on trouve sous une pierre une multitude de crabes verts ou de tourteaux qui se terrent, immobiles, mais s’agitent beaucoup dès que l’on s’approche. J’ai encore dans la bouche le goût de ces merveilleux coquillages et crustacés dégustés hier soir à Ploubaz : praires, huîtres, bigorneaux, bulots, araignée de mer, langoustines, crevettes, d’autres encore dont le nom m’échappe. Mon père et moi nous sommes empiffrés avec la gloutonnerie du goéland, ma mère est restée plus civilisée (voilà les lignes que je cherchais, et un détail tout à fait oublié : je pensais avoir été le seul à manger ce plat, pour nous tellement inhabituel). Un remous semble annoncer la marée montante mais l’eau ne bouge plus. Je feuillette ce carnet (et le feuillette encore presque vingt ans plus tard) et je me dis que la liberté existe, que la voyage est aussi ce que l’on en fait, et que c’est là une illusion nécessaire – je suppose que je voulais dire qu’il m’était nécessaire d’avoir l’impression de pouvoir faire quelque chose de tous ces petits riens de ma vie banale, mais que cette impression était probablement illusoire puisque, de fait, je me contentais de vivre et d’attraper au filet ces quelques notes.

Plus rien. Je reste sur ma faim. J’aurais voulu pouvoir revivre ces moments dont, manifestement, je n’avais pas encore suffisamment compris à quel point ils étaient extraordinaires puisque j’étais encore bien jeune et que ma mère était en vie (cette nuit dans un rêve son absence m’a fait une nouvelle fois fondre en larmes comme aux tout premiers temps du deuil : ils sont bien étranges, ceux-là qui pensent que ça ne dure pas toute la vie, car je crois qu’en ce qui me concerne toutes les ruelles désormais seront « la ruelle des morts » où, comme le chante Thiéfaine « les deuils se ramassent à la pelle »). Mais c’était un temps où je n’écrivais plus beaucoup, où je ne voulais plus, où je n’y croyais plus, où je croyais que je pourrai vivre sans écrire, où je n’avais pas compris à quel point il m’était inévitable de le faire – et de le faire, surtout, à partir de tous ces moments de nos vies ordinaires qui intéressent si peu la littérature.

La littérature ne s’intéresse pas à tous ces vacanciers qui se promènent sur les chemins de montagne ou qui arpentent les beaux lieux de Bretagne et d’ailleurs. Il lui faut des drames, des histoires avec un début et une fin, des passions amoureuses (juvéniles, de préférence, mais dont elle nie le caractère souvent confus en lui substituant une maturité qu’on ne trouve guère, je crois, avant la quarantaine, par un processus mensonger que la nostalgie du romancier vieillissant explique mais ne justifie pas). On parle des lieux en termes historiques ou scientifiques, mais l’expérience intime que l’on en a n’est guère évoquée que par les poètes, qui gomment alors la dimension individuelle au profit d’une universalité parfois intimidante, ou par des prosateurs qui font œuvre de poètes. Proust, sous couvert de fiction, le fait avec une merveilleuse sensibilité, mais l’éloignement des époques révolues qui sont celles de La Recherche donne une coloration aujourd’hui désuète dont on peut se passer, et l’observation purement naturaliste y est, à mon goût, trop absente (disons que dans ce difficile jeu d’équilibre entre art et nature, le balancier penche toujours franchement du côté de l’art).

Pour ma part, la prise de notes est d’abord une façon de me réserver la possibilité ultérieure de relier les éléments vécus entre eux et d’en mettre en lumière le sens qui, au départ, m’était resté caché, tout comme un historien analyse après coup des faits pour déterminer une signification qui n’apparaissait pas. Mais je voudrais aussi écrire pour tous ces promeneurs anonymes que je croise, dont on pourrait croire qu’ils ne sont eux-mêmes qu’occupés à vivre mais qui n’ont de cesse de ramener avec eux des photos de vacances comme les enfants ramassent des galets ou des plumes – car il est plus que jamais temps, dans ce monde en fin de course, de prendre la mesure de ce que nous vivons, de ce que nous perdons, de cette réalité qui nous échappe, et qui nous échappera bien davantage lorsque nous ne pourrons plus marcher parce que nous serons trop vieux ou que le monde que nous connaissons aura basculé complètement, sera devenu méconnaissable, brûlé, inondé, emporté, anéanti…

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