« Je dors en Bretagne ce soir » (1996-2021)


Pages détachées des carnets de Bretagne 

Je retourne fouiller dans les carnets. Je peine à m’y retrouver, à cause de cette manie que j’ai eu longtemps de ne pas indiquer l’année mais seulement le mois. Toutes ces bribes de vie me sautent au visage, m’éclaboussent, me laissent tantôt un goût de sueur et de sel (car sept années de Guyane sont aussi consignées dans ces fragments), tantôt des saveurs de goudron mouillé, de lac ou de montagne. Je reste perplexe devant l’ampleur du travail qu’il me faudrait accomplir pour transcrire ces notes ingrates, dont certaines ont été tapées à la machine mais dont la plupart dorment dans les carnets, jamais relues.

Je retrouve cependant ces fragments du Trieux que je relis en diagonale (août 21), et transcris partiellement aujourd’hui (août 22)…


Notes du Trieux, hiver 1995

13/02/1995, TGV Paris-St Brieuc

Plaine immense. Tâches vertes, tâches brunes. Champs ensemencés.

La terre respire. Son souffle paisible enivre vaches et corbeaux.

Vacarme du train. Effrayé, le grand rapace s’enfuit en criant.

Cheval au galop voudrait dépasser le train, mais en vain.

D’une ferme l’autre, mêmes tableaux mais bientôt, les toits bleus.

Ciel plus lourd. Les gouttes grises sur la vitre crépitent.

Villages et visages, images brouillées, paysage griffé par la pluie.

La première mouette ! Pas même le temps de la saluer.

D’une gare l’autre, déchiffrer le nom des villes dans l’encre des flaques.

D’une gare l’autre, aller, glisser, oublier l’idée du voyage.

Puis voici la mer, brume un peu plus dense qui danse au bout de la plaine.

Puis voici la mer, et le train s’arrête enfin au bout de la plaine.

 

14/02/1995. À Tréguier, la gargouille ironique me regarde de haut, en grimaçant. Cathédrale de granit ocre par beau temps, gris vert quand le temps tourne (et il tourne souvent). Un goéland s’est posé sur la statue de Renan. Promenade sur la plage de Port Blanc : le vent et l’écume, les voiliers qui dansent. Je pars rôder du côté de la maison du « poète irlandais », ainsi qu’un voisin désigne Kenneth White. Je jette un œil en passant, honteux à l’idée d’être surpris par le maître des lieux : j’aperçois la grange et la « maison des marées ». La première visite, ce sera pour plus tard (en mars 1996, puis avec Nathalie en septembre 1997). Les chats de la petite maison du Trieux se sont habitués à ma présence. L’odeur de l’essence de térébenthine se mêle à celles du café et de la peinture, imprimant à jamais dans ma mémoire la nostalgie des ateliers (dont je retrouverai bien des années plus tard toutes les sensations dans celui de Jérôme Bouchard, à Poitiers). Retour à Bréhat sous le grain, transi. Je me réfugie dans un café, fais couler de l’eau chaude sur mes doigts. Au retour le bateau tangue. Pointe de Guilben, les ombres grises, les pins tordus. Même le sable a des frissons. Marche au bord du Trieux sous l’averse.

17/02/1995. C’est un matin calme de fin d’hiver qui commence déjà à sentir l’ajonc. Les goélands remontent le Trieux en criant, la mer baisse. Ma main droite engourdie me permet à peine d’écrire. Je regarde l’écume souligner les récifs, je mâche du sel en marchant vers la mer. La nuit venue la pleine lune énerve les chats, à l’aube le rivage est en vrac. Linceul ocre de mousse et d’algues. Le sentier résonne sourdement sous les pas entre les racines sinueuses des pins au pied desquels rien ne pousse. Au bout de ce sentier, le vent fait claquer un squelette d’arbre. Contemplant longuement une flaque je finis par m’y lover, bien à l’abri, les anémones colonisent mon cou et trois petits poissons jaunes viennent visiter ma bouche. C’est sur la plage de Guilben que les cadavres – des animaux marins, autrefois des noyés – viennent s’échouer : le lieu n’est pas rassurant. Il est difficile de ne pas se laisser envahir par l’inquiétude quand le vent recommence à siffler sur les rochers noirs et nous rappelle on ne sait trop quoi. Très vite pourtant le ciel se dégage, les ajoncs refleurissent, on reconnait leur parfum de miel. Je m’assois sur un rocher, un peu en retrait, stylo en main et larme à l’œil à cause du vent. Il y a en face un goéland marin énorme – ce sont mes préférés – qui se tient bien droit et me regarde de profil avec un air condescendant que je trouve parfaitement justifié ; puis il ricane franchement et je m’éloigne. S’en suit une conversation de goélands qui ne me regarde pas. Il y a cependant plus bavard qu’eux : les bernaches, sur la plage, qui s’enfuient à mon arrivée. Deux goélands passent sur une barque vide. Algues certes, algues mauves plaquées sur la roche recouverte de ces petits coquillages jaunes (littorina littoralis, les littorines du littoral !) dont les enfants font des colliers et que j’aime ramasser. Patelles, bigorneaux, petits crabes multicolores : le plaisir à les regarder n’a pas faibli depuis l’enfance, mais il est devenu plus distant – il ne me viendrait plus à l’idée aujourd’hui de m’emparer d’une épuisette pour attraper les vives ou les crabes. Je tente un tableau de mots, car les pinceaux (j’ai essayé hier chez Laurence) ne me réussissent pas : Bords du Trieux, plage ocre noir, bande gris bleu de la rivière, colline ocre noir, et bande gris bleu du ciel, c’est mon tableau de l’essentiel. Puis je marche longtemps sans rien noter, sans rien voir. Des ombres passent sur l’eau grise.

Puis, plus loin, voici ces…

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