« Je dors en Bretagne ce soir » (1996-2021)


Ouessant, août 2021


Samedi 14 août 2021, A11, en direction de Concarneau
. Finalement on repart, pour boucler la boucle, en préparer une nouvelle, ou juste regarder encore une fois l’océan. Du très long voyage je ne vois rien. Des champs jaune pâle, vert pâle, sous un ciel bleu pâle – un champ de tournesol est un événement, une montgolfière distrait pour bien deux heures. Il y a eu le lever du soleil rouge sang sur l’horizon bétonné, un renard, un chevreuil sur la route, puis plus rien que l’ennui des kilomètres avalés en vain. On avance vers quoi ? Toutes ces voitures partout roulent pourquoi ? Puis Élodie met le disque de Peirani et Parisien qui, d’une certaine façon, nous rassemble (car nous étions tous présents pour cet unique concert d’entre deux confinements), et la musique parvient à remettre du rythme et de l’entrain là où il n’y en avait plus – sans chasser pour autant l’anxiété de la route, du délai imparti, de l’horaire du bateau, des étendues pâles au bout desquelles on s’efface. À Angers on peut voir, dit un panneau, la tapisserie de l’Apocalypse…

Tension, détente, tension. Si les sternes arctiques étaient aussi encombrées que je le suis de bagages et de peurs, il est évident qu’elles renonceraient à migrer. Au lieu d’aller d’un bout à l’autre de la planète, elles se choisiraient un jardin clos et adopteraient le régime du pivert. Chaque étape du voyage cependant mécaniquement se poursuit et, passée la halte rassérénante en Sologne, passés les embouteillages du 15 août, on attrape au passage Clément sur une aire de covoiturage et voici enfin la route finale, bien dégagée, entre Concarneau et Brest. Au franchissement du grand Pont de l’Iroise on se sent pousser des ailes, puis c’est l’ultime ligne presque droite entre Brest et le Conquet, où on laisse comme prévu la voiture dans un parking. Le petit port n’a pas changé. L’attente est la même. Le bateau est le même. On embarque.

Ce n’est qu’une fois que les amarres sont larguées et que le bateau quitte le quai qu’on se sent vraiment partis. Rien ne peut rendre plus vraie cette sensation d’être en partance, d’être en voyage, qu’une côte qui s’éloigne pendant qu’une autre déjà se rapproche (car la traversée ne dure qu’un peu plus d’une heure), que le radar hérissé d’antennes du bateau perce le soleil, que le bleu sombre répond au bleu ciel et que nos souvenirs comme des fous en pêche ou comme des dauphins plongent dans les remous blancs du sillage en lesquels se sont noyés nos entraves.

À propos de fous, voici le premier qui passe dans le ciel sans nuages : on suit son vol rectiligne aux jumelles, accoudé au bastingage parmi la petite foule des vacanciers masqués. Voici les îles rases de Molène où des phoques se prélassent – puis le port d’Ouessant. On respire. On récupère les vélos qui permettent un nouveau changement de rythme, et plus de liberté. Notre loueur estime que l’île ne sera bientôt plus qu’un parc de résidences secondaires et de locations saisonnières d’où les derniers habitants auront été chassés, mais pour l’heure rien ne semble avoir tant changé et l’on file, insouciants, jusqu’à la maisonnette de Beg Binigiou.

Première marche au crépuscule. Je reconnais la plage où, la dernière fois, nous nous étions photographiés avec un phoque en arrière-plan : un phoque se baigne encore au même endroit, comme s’il n’avait pas bougé depuis onze ans…

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