« Je dors en Bretagne ce soir » (1996-2021)


Ploubazlanec et Bréhat, février 1996


24/02/1996, de Ploubazlanec à la pointe de l’Arcouest
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Premiers pas sur les rochers à marée basse, un goéland s’arrache la gorge contre le vent. Des gouttes glissent sur le carnet, que le vent sèche vite. Les corbeaux, les corneilles, les cormorans et moi sommes soulés de vent. Rochers noirs blanchis par les oiseaux et le ressac, rochers verts frottés et frappés par le vent. Une algue claque comme un fouet. Devant moi, trois kilomètres de cette côte lavée chaque jour par la pluie et la mer, ruisselante, rutilante. De l’intérieur des terres proviennent des cris, des bruits de cloches et de klaxons. La pluie redouble. Je trouve sur la grève une pieuvre morte, puis des dizaines de cadavres de crabes, des coques éventrées. Je traverse une vaste étendue de vase terne, j’ai de la pluie plein les yeux. Embourbé dans la glaise jusqu’aux genoux, je manque y laisser mes bottes. À mesure que j’avance en direction de l’Arcouest je me sens de plus en plus chez moi. Huit cormorans nagent en formation serrée dans les eaux bleues, puis s’envolent : je nage et m’envole avec eux. Les oies bernaches crient de concert, je crie avec elles. Je suis avec attention les rides du rivage. Arrivé à l’Arcouest, il ne pleut plus. Vent doux. Remous. La dernière vedette pour Bréhat s’en va. Je m’étire et m’allonge sur la plage.

25/02/1996, grève de Ploubaz au matin. Le vent a soufflé toute la nuit sur la maison. Sommeil agité, cauchemars. Réveillé avant l’aube par le concert des goélands, je descends jusqu’à la grève en passant à travers l’herbe grasse et humide. Ce qui rend fou, surtout, ce sont les odeurs : parfum frais de lavande, dirait-on (mais ce n’est pas cela) et de figue au détour du sentier, fragrances obsédantes de la terre mouillée et des résineux, et puis bien sûr la grande odeur de la mer, sel et algues, crustacés et poissons pourris, cette odeur me procure chaque fois une si grande joie que je voudrais pouvoir l’emporter avec moi et la retrouver à loisir, une fois rentré en Savoie. Un vent vraiment froid souffle entre les pins tordus. Les oies bernaches caquettent et grognent à mon arrivée, au-dessus de moi ça ricane rauque. Je m’allonge sur un tapi d’algues, pour être au plus près de cette odeur qui me nettoie de m’intérieur lorsque je la respire. Puis je trouve sur un rocher un cadavre de salamandre que je ramène dans une coquille Saint-Jacques vide : elle se ratatinera et perdra ses couleurs en séchant mais je la conserverai des années durant sur une étagère de la bibliothèque. (Vingt-six ans plus tard, je constate que ces obsessions – odeurs et salamandre – ont bien perduré ; la salamandre séchée doit être encore dans une des boîtes conservées au garage…)

Après-midi. Assis sur un rocher au nord-est du port de Paimpol, je m’exerce à suivre des yeux deux goélands qui semblent danser dans le ciel, qui s’éloignent, qui ne sont bientôt plus que deux points presque indiscernables absorbés par la lumière. Ma vue se brouille et d’innombrables points sombres se mêlent aux taches claires comme des flocons tourbillonnant : je crois suivre encore les oiseaux, mais ce sont en fait ces particules dispersés sur l’écran de mes pupilles qui dessinent ce ballet dont je dirige la danse : si je tourne mon œil vers la gauche, les illusions d’oiseaux virent à gauche. Je finis par fermer les yeux pour arrêter le jeu. Je les rouvre sur le sol : spirales multicolores des coquillages, paillettes de mica, nervures des algues bleues comme des veines, milliers de bulles qui agitent la vase.

26/02/1996, île de Bréhat.

Ciel presque sans nuage, vent léger, c’est une belle matinée qui semble de début de printemps et je retourne sur mon île préférée, mon île du printemps presque perpétuel. Il y a peu de monde dans la vedette : un marin qui ressemble à Guillevic, un couple de touristes, quelques gamins à la laideur sympathique. Granit rose sur mer violette, l’île se profile à l’horizon – mon autre monde, presque mon Amérique !

Bientôt je marche dans le labyrinthe familier des sentiers, entre les hautes haies d’arbustes et les murets de granit qui protègent les maisons, en choisissant à chaque carrefour le chemin le plus étroit (ce qui m’oblige à faire demi-tour à chaque cul-de-sac). J’évite la grève, car c’est marée haute, et le bourg, parce qu’il y a des gens. De temps en temps un merle propulsé du fond d’une haie coupe le passage en criant. Par les ébrèchements des murs ou les portails entrouverts, j’aperçois de luxurieux jardins avec des palmiers, des plantes grasses. Comme tous ceux qui viennent à Bréhat sans doute, je me dis que je voudrais habiter ici. Toutes ces maisons semblent cependant étrangement désertes : il n’y a personnes aux fenêtres dont les volets sont presque systématiquement fermés, personne dans les jardins, on n’entend pas un bruit, pas un cri d’enfant, pas une radio. Je suppose qu’il n’y a plus que des résidences secondaires habitées en été : ce Paradis n’est presque plus un lieu de vie, et le littoral tout entier est sans doute appelé à n’être bientôt plus qu’un vaste parc à touristes. Apparait cependant à une fenêtre la tête d’une vieille, qui disparait aussitôt derrière le rideau dès qu’elle se sent repérée. Je vois encore un parc aux pins immenses avec une balançoire abandonnée sur laquelle se sont perchés deux goélands.

Au détour du chemin, je tombe nez-à-mufle avec une tête de bouc posée sur une pierre comme un totem. La tête me regarde, l’œil inexpressif, et semble m’interdire l’accès de cette partie de l’île que je suppose frappée d’une malédiction ou d’un tabou. Je m’apprête à faire demi-tour, quand la tête se met à bouger, et je constate avec soulagement qu’elle est reliée à un bouc, un vieux bouc entier et vivant, attaché à un piquet, et qui ne peut faire de mal à personne… Je poursuis mon chemin vers le nord de l’île. Les maisons se font de plus en plus rares, le paysage plus sauvage avec ses rochers rouges, la mer incandescente, la cacophonie des oiseaux de terre et de mer mélangée, et ce grondement sourd qui se rapproche.

À midi je déjeune sur un rocher rouge. La marée lape les couleurs, l’écume m’éclabousse. Silence, vacarme, solitude, plénitude, sur ce rocher qui est mon trône. Pendant que je griffonne ces notes, un oiseau rouge se pose sur mon sac et m’étourdit de ses trilles ; un oiseau rouge le rejoint ensuite. Un bateau de pêche file au large puis le vent tombe. Fin parfum d’éternité. Blocs de granite sculpté par l’érosion, avec ces visages de vierge ou d’Indiens, ses sourires qui affleurent aux lèvres des guetteurs de pierre. Au-dessous de moi en à pic l’écume bouillonne. Nuages très blancs, et ce rocher noir tranchant. Même couché le goéland continue de râler. Roulent les gros galets ronds du ressac. Je glisse mes doigts dans l’herbe grasse puis j’y pose ma tête. Rocher jaune, écume verte, oiseaux noirs sautant du rocher à l’écume.

À 14 heures la lumière s’assombrit et le vent se relève. Tout au long du sentier qui mène au phare du Paon, le sol est jonché de détritus en tous genres, bouteilles, bidons, chaussures, sacs en plastique. Je n’ai jamais vu Bréhat dans un tel état : je suppose que la dernière tempête a ramené ces ordures, ou bien que l’île n’est pas nettoyée en dehors de la période touristique. Juste en dessous de moi, la mer forme d’énormes gerbes d’écumes. Je descends dans une gorge assez profonde où il se produit un phénomène étonnant : bien que le temps reste calme, c’est ici presque la tempête. La gorge fait comme un entonnoir et les courants, déviés par les rochers, forment des tourbillons là où ils se rencontrent. Quand je vois ces grosses vagues foncer sur mon rocher, je dois me faire violence pour ne pas partir en courant.

À 15 heures au phare du Paon, les rochers rouges roulent, comme des poings fermés qui cognent et se brûlent. On entend la rumeur gonflée de l’écume. Des cormorans passent. Une trouée. La mer limpide. Une seule voile.

À 16h30, je rentre lentement en emportant avec moi une tête de cormoran encore toute saignante.

Le soir venu, assis sur une chaise face à la mer, je lis les œuvres complètes de Victor Segalen. Ce gîte est bien situé, entre Paimpol et Ploubaz, juste au-dessus de la mer. J’ai installé dans ma chambre les livres qu’il me faut lire : Steiner, Segalen, Kenneth White. La chatte des propriétaires, une longue minette au long poil gris encore souple et soyeux malgré ses dix-huit ans, vient se frotter contre la porte. Je ne lui ouvre pas à cause de ma vieille minette aveugle à moi, qui a seize ans, qui est la chatte de mon enfance… La pluie fouette les carreaux. La mer monte encore. Des goélands traversent l’espace flou de la vitre. L’un d’entre vient manger le pain que j’ai jeté dans le jardin.

28/02/1996. Grève de Ploubazlanec au matin. La mer baisse. Temps froid et clair. Immense soleil d’hiver. À mon arrivée sur la plage, les oies se remettent à caqueter furieusement. Je me perds en considérations stupides sur la faiblesse de l’homme, que je récuse, que je refuse, j’aurais mieux fait d’entendre à cette époque cette parole de Michaux selon laquelle l’homme a « un immense besoin caché : un besoin de faiblesse ». À l’époque j’écris : « On dit que je suis dur, que je n’ai pas de sentiments ; dur, je voudrais l’être bien davantage. Le granite me semble un modèle à suivre. Pour la voix, ce goéland hurleur a droit à toute mon admiration… » De telles considérations auraient pu me mener à de pires égarements, on y sent bien sûr l’influence de Kenneth White, chez qui je me rends pour la première fois le 1er mars, soit le lendemain de ces lignes.

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