« Je dors en Bretagne ce soir » (1996-2021)


Ouessant, août 2010

Lorsque décision est prise de traverser la France, en août 2021, pour aller passer une semaine sur l’île d’Ouessant avec Élodie et les enfants – ce qui, pour diverses raisons, demande une organisation assez tendue – j’ai certes tout ce qui précède en tête, mais surtout le dernier voyage, en août 2010, qui nous réunit tous : mes parents, Nathalie, Léo et Clément. Ce séjour familial se situe entre le premier séjour si incroyablement heureux à Madère lors de l’été 2009 et le second, voilé par la maladie de ma mère, en 2013. Clément est né trois mois auparavant, sa naissance coïncidant tristement avec l’annonce de la récidive de cancer qui emportera ma mère en juillet 2014. Repartir à Ouessant est donc notre première tentative très consciente pour conjurer le sort, défier la maladie ou, plus simplement, nous retrouver comme avant dans un bel espace ouvert et resserré : en somme, un avant-goût de ce que sera le deuxième séjour à Madère (tout comme ces notes font partie des exercices préliminaires au Livre de Madère).

De cet avant-dernier séjour dans l’île, qui n’a pas été très heureux, je ne retrouve là encore que peu de traces. Je relis :

2 août (2010), quelque part sur la côte nord d’Ouessant. Corne de brume. Fracas des vagues. Brouillard, bruine, embruns. Crépitements. Voix familières qui s’éloignent. Douceur et sauvagerie. Partout, des lapins morts.

Comme à Madère, Léo va de lapins morts en lapins morts, et nous faisons tous deux des remarques sur les différentes étapes de la décomposition que les autres adultes du groupe familial finissent par trouver insupportables. Je suis en pleine période d’étude et de pratique du bouddhisme, j’ai suivi des séminaires d’accompagnement des mourants (dans l’idée très claire de tenter de faire face à la grande vague que je vois gronder à l’horizon), et je fais preuve de maladresse…

4 août, Patawa s’échappe de l’enclos et je roule très vite alentour en vélo pour la retrouver ; le berger à qui je demande s’il ne l’a pas vue m’engueule, naturellement, et je me confonds en excuses, même si elle n’a heureusement pas eu le temps d’aller loin ni d’importuner les moutons.

Relisant ces lignes encore une année plus tard (août 2022) alors que Patawa a finalement trouvé un successeur – je suis parjure – avec Rimski, j’imagine ce qu’aurait pu donner le même épisode en compagnie d’un Samoyède fugueur et désobéissant : c’est un séjour que je ne referai sans doute jamais.

6 août, le temps manque pour écrire. Météo instable, averses fréquentes. On marche quand même. Trop. Josette a les pieds brûlés par le traitement plus que par la marche, ce qui l’oblige au repos. Dans la pénombre de la maison on enduit de graisse la plante de ses pieds. Léo se languit du Villard, malgré la joie de ces heures passées à fouiller parmi les algues et les flaques. Il dort mal, demande à rentrer – je crois qu’il ne comprend pas que nous ne sommes là que provisoirement et qu’il a peur de ne plus jamais revoir son univers familier. La carriole et le vélo loués sont pourtant pour lui une source inépuisable de gratitude enfantine.

Enfantine ? « Bientôt je serai mort… Bientôt, je serai un adulte… J’ai peur de rester seul… » Il ne veut pas que sa maman et son papa quittent sa chambre. Il dit qu’il a peur dans cette chambre inconnue où tout craque, où l’on entend le vent et peut-être des bêtes… Clément, pendant ce temps, dort et mange. On finit par reprendre Léo dans notre chambre. « Tu sais, papa, dans cette chambre j’avais trop peur : dès qu’on éteint cela fait comme dans une forêt, c’est la forêt de Baba Yaga – et j’ai peur de Baba Yaga ! » Clément crie avant de recommencer à manger. Léo regarde, épuisé, apaisé. Chacun finit par s’endormir.

Ce fut, se dit-on, une belle journée, commencée comme souvent dans le brouillard et le crachin, achevée par un pique-nique improvisé dans le jardin encore ensoleillé. Quand on ferme les yeux tout le bestiaire breton et les images du jour défilent sous les paupières, avec rumeur de ressac et flocons d’écume. Les Fous de Bassan en pleine pêche. Un gros phoque bienheureux se baignant  à quelques encablures de la plage devant laquelle on se photographie tous les six. Une loutre aperçue par Victor (même si la loutre est bien présente sur l’île, il s’agissait plus vraisemblablement d’un phoque). Les craves à bec rouge observés longuement avec Léo, à flanc de falaise. Les cormorans huppés qu’on regarde poursuivre un poisson sous l’eau transparente. Les vives rayées tapies sur les fonds sableux entre les rochers. Les crabes, les crevettes, la danse des mouettes…

L’insouciance, pourtant, n’est plus de mise. Il y a quelque chose de fêlé ou de forcé dans nos rires, et chaque lapin mort semble aussi un rappel dont on se passerait bien. Clément a fini sa tétée et sourit béatement avant de s’exclamer : « a-reuh ». Heureux ? Léo bascule enfin dans un sommeil agité. On continue le chemin dans nos rêves. Un soir, mon père laisse éclater contre moi une colère violente que je ne comprends pas.

7 août. Ce canot de sauvetage de 14,50 mètres de longueur, le « Patron François Morin », est doté d’une double coque aux bordées croisées en acajou. Insubmersible, autovidant, il peut tourner sur lui-même sans risquer de sombrer. Même si la violence d’une tempête finissait par le disloquer, il continuerait à flotter. D’une grande légèreté, il semble danser entre les vagues. Léo et moi embarquons pour un tour des phares.

« Regarde, là-bas, comme c’est beau ! On fait le tour de la pointe… – On va aller dans le Phare de la Jument ? demande la petite voix aigu de l’enfant qui articule avec soin chaque syllabe (quelques années plus tard, l’adolescence rabotera toutes les piques de cette parole enfantine pour en faire une masse sourde). – Non, on va en faire le tour… » Comme le bar est un poisson qui aime les eaux agitées, des pêcheurs sont en plein travail dont on voit les bateaux se soulever, rouler et tanguer. « Ça bouge un peu, oui, ça bouge un peu… Tu as l’air de très bien supporter… », dit le père avec admiration. Mais à mesure que l’on s’approche du phare et que les creux se font plus profonds, tout mon corps se crispe. Je m’accroche peureusement au poteau. Une vague plus puissante balaye le pont et trempe l’enfant, qui cesse de rire et se serre contre moi. Je prononce sans y croire des paroles rassurantes en expliquant que ça ne durera pas, que c’est comme un tour de manège. On n’écoute plus les mots du marin qui parle des neuf éclats du phare d’en face, celui du Créac’h, « le deuxième plus puissant d’Europe », qu’on regarde à peine – mais comment faisait-il, Abraham, pour supporter cela ? Chaque nouvelle vague provoque en moi un mouvement de panique instinctive qui va jusqu’au refus, comme on refuse que revienne la douleur ressentie, par exemple, lors d’une crise dues à des calculs rénaux : la douleur, sur le moment, est à peine supportable, puis on reprend son souffle lorsqu’elle passe enfin, mais c’est lorsqu’on sent qu’elle est en train lentement de revenir, quand on sait que rien ne pourra empêcher cette douleur insupportable de vous déchirer de nouveau, que le cœur défaille vraiment…

L’enfant oublie la peur sitôt que le tour du phare se termine et que les eaux redeviennent plus calmes ; je garde quant à moi un sentiment de désolation devant le peu de vaillance avec laquelle je fais face à cette épreuve sans conséquences. Un jour pourtant, me dis-je, il me faudra danser sur une mer autrement plus hostile, me débattre au bord d’abîmes autrement plus fatals. Ce ne sera plus le naufrage virtuel d’une promenade en mer, mais un vrai tourbillon d’angoisse qui m’emportera, me fera rouler sur moi-même jusqu’à la dislocation et la noyade. Ce simple tour du phare m’a été insupportable, alors que je savais qu’il ne durerait pas ; qu’en sera-t-il de cet autre tour qui, lui, continuera, durera bien au-delà de l’insupportable ? (Relisant plus tard ces notes, je me rassure en me disant que l’évanouissement et les calmants peuvent éviter le pire…)

9 août, au petit port d’Arlann (Porz ar Lan), vers 6 heures. Temps couvert. Une poignée de pêcheurs au bout de la jetée se presse autour d’un seau. Léo et moi regardons, à l’intérieur, les quelques poissons rouges ou jaunes. L’un d’eux ouvre soudain la gueule, puis la referme définitivement. Ce spectacle étonne l’enfant et mais me glace. Puis je roule longuement à travers la lande, de phare en phare, avec la carriole de Léo attelée à mon vélo. Je bois l’espace, la bruine, la brume, les grandes marées. Je m’assois sur une grève déserte. Léo joue dans le sable assez fin. On entend, puis on n’entend plus, les voix d’un groupe de touristes. Il bruine un peu plus. Léo fièrement m’amène le trésor d’une bille trouvée dans le sable.

J’ai mauvaise mémoire, j’ai oublié le trésor de la bille – mais pas l’agonie du poisson, ni ma panique sur le bateau de sauvetage.

Ce contenu a été publié dans Divers ailleurs. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.