« Je dors en Bretagne ce soir » (1996-2021)

Passent les mois, et je retrouve ensuite ces fragments :


Le Trieux, Paimpol, été-automne 1995


03/07/1995
. Dans la maison du Trieux, le chaton fourrage derrière les cartons à dessin dans la pièce où règne toujours cette merveilleuse odeur d’essence de térébenthine et de café. La chatte Violette, mère du chaton, dort sur mes genoux, et la Siamoise Bisig tente de lui prendre sa place. Le robinet goutte. Ici, dans la panique de l’atelier-maison, tout est à sa place. On s’installe dans la lumière tamisée de la lampe. On bavarde, on esquisse un projet de livre qui aboutira peut-être.

05/07/1995, bords du Trieux. Ce matin les touristes sont plus bruyants que les goélands. Un bateau passe avec la sono à fond, on entend des éclats de voix et, plus loin, les grues et les camions du port, un avion à hélices… Soudain, on n’entend plus que le clapotis de l’eau sur le rocher noir, comme si la nuit était tombée d’un seul coup, en pleine journée.

06/07/1995, bords du Trieux. Le cormoran plonge et ramène dans son bec un poisson si gros qu’il lui faut, comme un anaconda avalant une proie beaucoup trop grosse pour lui, gonfler son cou, se renverser en arrière et se contorsionner un moment avant d’engloutir tout rond l’animal et de repartir en zigzaguant, le cou encore tendu vers le ciel.

08/07/1995, Tréguier. C’est aujourd’hui le vernissage de l’exposition de Laurence. Beaucoup de monde, je glisse ailleurs, je suis là sans y être. Je préfère de beaucoup marcher seul sur la plage.

08/08/1995, à Loguivy-de-la-Mer. Des bateaux s’en vont, les mouettes font du sur-place contre le vent, un enfant court sur la plage. Cris et couleurs, mouvements brefs, mouvements longs, jeu d’ondes, d’ombres et de lumières. « Pur appel, vide heureux de l’écoute. » Je reste là sur le rivage à attendre que quelque chose advienne – qui ne vient pas, qui peine à venir – d’où pourrait naître un poème. Je guette le cormoran. Rien ne vient, rien que les vagues qui repartent aussitôt et lissent le miroir du sable, rien que le temps circulaire qui tourne en rond dans les remous, déferle, dévide ses écheveaux d’algues et d’écume. Rien ne se passe. Ici règne l’inframince oscillation de ce qui n’advient pas, l’infinitésimale variation des vagues s’emmêlant aux vagues. Je ne pense alors ni au passé, ni à l’avenir, ni au présent. Je suis patient. Je n’attends rien.

TGV Lyon-Rennes, 01/09/1995. Brume matinale, regards dans la brume entre les arbres qui filent et le bazar de livres posés sur la tablette et qui se reflètent sur la vitre : un numéro des Cahiers de Géopoétique, un guide de géologie, un livre d’Artaud, mon carnet. Plaines ocre jaune. Autour de moi on lit « Voici ». On tient des propos racistes qui commencent par : « Je ne suis pas raciste mais… ». En gare des Rennes les passagers courent de tous côtés sur les quais encombrés, mais sous un ciel gris bleu absolument indifférent.

02/09/1995, port de Paimpol.

Brume matinale, pas perdus au long du port, tremblent les haubans.

Tournant tout autour du port, long cou noir et moulinets, c’est le cormoran.

Les premiers bateaux qui partent. Leurs reflets font du sur-place. Silence et sillage.

Cercles et sillages s’effacent. Le vent en surface creuse des rides d’automne.

Ciel gris dans l’eau sombre, cloches dans la brume, le port en automne.

03/09/1995, port de Paimpol. Au nord du port de Paimpol il y a un bout de plage où s’entassent des blocs de goudrons, des plaques de craie, toutes sortes de débris. Tous les oiseaux se rassemblent à cet endroit le matin, où je me rends un peu avant l’aube, à une heure où je suis sûr de ne trouver personne. Ce matin j’ai écrit des haïkus sur les galets. C’était des textes sans intérêt, mais les écrire ainsi m’a rappelé mes douze ans, lorsque je recopiais sur du bois ou des cailloux les poèmes de Ryokan ou Buson. Je les ai ensuite notés sur mon carnet – entre autres :

Clapotis de l’eau, la craie s’effrite sur la pierre, fragments de marée.

Ce matin d’automne, le héron gris est le gardien des marées.

Cette pierre : une carte des fonds marins, en relief.

Nerfs des pierres, micas de la mer brillante, soleils distendus.

Cormoran, cou tendu, cri muet.

(Il y a beaucoup de moments que j’ai oubliés, mais celui-ci, plus de vingt-cinq ans plus tard, me reste très bien en mémoire, de même que le suivant…)

04/09/1995, pointe de Guilben. Je suis venu à pied par la côte, et non en vélo, le vent s’est levé à mon arrivée, et la pluie à l’horizon ! Cela m’a procuré un bonheur fou confinant à l’ivresse, et j’ai écrit d’un jet le poème suivant (conservé dans D’un hiver à un autre):

Vent
vent vent
bourrasque d’écume
embruns particules
sel et roc
varech et aiguilles
branches et coquilles
mousses à la mer
rivage emmêlé
vent
vent vent
mer et ciel mêlés
le grain et l’embrun
barques retournées
voyez dans sa barque
l’humain chaviré
voyez-le danser !
vent
vent vent
vent où va le vent
où va la tempête ?
nord au sud
est en ouest
tourbillons tourbillonnant
d’eau et de parfums
odeurs océanes
miel continental
résine et marée
monte la marée
autour de Guilben
rochers submergés
où va la marée ?
vent
vent vent
vent tourbillonnant
tourbillons cosmiques
vent gris vent vert vent d’ardoise
de pins et de plumes
vent dans le plumage
de l’oiseau totem
vent dans le vert vide
de son œil
vent
vent vent
vole vers le large
vent
vent vent
file à l’horizon
à ce point limite
où le soleil blanc
porte la mer blanche
à incandescence
vent
vent vent
vent incandescent
venu du soleil
pour y retourner
vent
vent vent
vent né du soleil
balaie tout obstacle
pour y retourner.

05/09/1995. Pointe de Guilben. Je n’ai pas la prétention de connaître la Bretagne, ni aucun autre lieu, ni même cette pointe de Guilben où je reviens chaque fois, où j’ai écrit et vécu quelques poèmes plus ou moins mémorables et dont j’apprécie particulièrement la beauté sévère, la douceur inattendue en été, les brusques décrochages de tonalité… Par moments, il me semble cependant que je me rapproche du lieu où je suis de passage. Je le sais parce que je vois mieux, je vois en détail et avec précision les coquillages, les algues, les rochers, les flaques, et que je sens que tout cela m’intéresse au plus haut point. J’ai de Guilben une impression générale (en fait, des séries d’impressions), mais depuis le coup de vent d’hier il me semble que j’en ai une connaissance beaucoup plus intime, qu’il fait maintenant partie de moi, que je ne l’oublierai pas (impression vérifiée par la suite).

06/09/1995, nord du Port de Paimpol. Ce matin j’ai enregistré les cris des goélands avec un petit dictaphone. Le vent soufflait si fort que je ne m’attendais à rien de correct. Quelle n’est pas ma surprise, cependant, lorsqu’à l’écoute de l’enregistrement je découvre que le son d’un accordéon s’est mêlé aux cris des oiseaux, sans que je l’aie entendu sur le moment ! Qui donc a joué de la musique sur la plage sans que je m’en aperçoive ? (Des années après, cette mention du dictaphone et de l’accordéon, devenus depuis mes familiers, m’étonne tout autant.) Au même moment, deux grands cormorans passent au ras de l’eau, dont je suis le vol aux jumelles pour vérifier qu’ils ne transportent avec eux aucun instrument de musique. (Ce mystère musical trouve sa résolution dans le fait que j’avais capté par erreur Radio France Bretagne…)

07/09/1995, vingt-quatre heures de Guilben à l’Arcouest.

Souvent je tentais d’écrire des poèmes, presque toujours mauvais. Je me cherchais. Cela donnait des choses comme ça :

Volcan entrouvert
au-dessus des flots
chrisme rouge et vert
du levant

Lame verticale
plantée dans l’eau blanche
blessure incendie
à midi

Frisonne l’eau grise
brumes et pâleurs
se lève la bise
lueurs des cinq heures

Figure écarlate
dans l’eau lacérée
d’un diamant de sang
prisme du couchant

Dernière écorchure
se rouvre et se ferme
la lune à l’aurore
rouvre son volcan

Volcan entrouvert
au-dessus des flots…

08/09/1995, port de Paimpol une nuit de tempête. J’ai peur, j’ai eu vraiment très peur lorsque la vague est venue fouetter la jetée où je me suis aventuré cette nuit. Je ne l’ai pas vu venir et j’ai failli tomber à l’eau. J’ai voulu voir la tempête de près, je suis venu jusqu’au phare pour cela mais j’en suis effrayé. Gerbes d’écume dans l’eau noire, canot renversé, planches brisées, cliquetis des haubans. Des ombres partout comme des mains coupées. Une trouée dans le ciel : c’est la pleine lune qui regarde aussi le spectacle, entre deux toiles arrachées…

10/09/95, port de Paimpol.

Ce matin au port, les noyés tapent leur cuillère aux rebords des bols.

Les cordes se tendent, les cordes se nouent aux gorges.

Les os, tapant les haubans, appellent la chair.

11/09/1995, port de Paimpol. La grande marée de septembre est passée. Je suis allé hier fouiller les herbiers avec une épuisette. Je n’ai rien pêché, mais profité du spectacle de ces gens en cirés jaunes dispersés sur la grève de vase découverte à perte de vue, certains même enfoncés loin dans l’eau, qui sont restés des heures durant à gratter le sol, à écarter les algues, pour ramener coquillages et crabes. Ce matin le port est calme. Un cormoran glisse sur l’eau puis va se sécher, ailes écartées, cou tendu. Un poisson saute. Soleil et vent léger.

Pointe de Guilben. L’autre jour un vieux pêcheur au visage de vieux rivage tout creusé de rides de marée, avec des yeux couleur d’algue, des mains râpeuses de roche grise et, en guise de ciré, un vieux manteau de pluie, a laissé sa barque sur la plage et s’est mis à marcher sur l’estran en direction du large. Comme c’était jour de marée on a cru qu’il partait ramasser des coquillages, mais une fois arrivé dans l’eau il a continué à avancer. Il a disparu au bout du paysage dans une gerbe de lumière. Personne ne l’a revu.

12/09/1995, pointe de l’Arcouest. Les coquillages comme des cigales creusent et grattent continument le rocher. Les bigorneaux se déplacent imperceptiblement dans l’eau des flaques, tournent sur eux-mêmes, effectuent une sorte de petite danse malhabile. Certains sont superbes, avec des coquilles en spirales de couleur rose et ocre mauve, un bleu gris et brillant comme le mica, un peu de vert d’algue… Quand on les sort de l’eau leurs couleurs ternissent. La roche est couverte de patelles et de berniques. Quand je détache le coquillage, il projette un petit jet d’eau salée et se dépêche de fermer l’entrée de sa coquille avec sa membrane en faisant des bulles. Le blanc nacré des huîtres vidées par les mouettes et qui parsèment les rochers brille sous l’eau ; de petits coquillages parfois s’y réfugient. On entend encore ce grattement sourd, comme d’une taupe creusant sa galerie. Les anémones tendent leurs filaments vers la surface. Poisson fugace. Coquillage rayé, bagnard marin. Crevettes transparentes. Le petit volcan de la patelle soudain se soulève, se déplace – si je tente de l’attraper, elle s’immobilise et s’accroche aussitôt à la paroi.

13/09/1995. Ce qui rend fou à Bréhat. Assis seul à une table de l’auberge du Bourg, sur l’île de Bréhat, je savoure ce parfum sucré de vacances. Le temps est superbe, la mer d’un bleu rassurant, les rochers ocre rose semblent presque rouges. Impression de revenir de très loin ou d’être très loin, comme en enfance. Je mange seul dans cette auberge remplie de touristes. Les serveurs chassent les chats mais ont pour les passants de grands sourires commerçants. Près de moi on parle en allemand. Je visite la chapelle St Expédit. (Expédit de Mélitène est un saint spécialisé dans les causes urgentes, dont le culte s’est répandu d’abord en Allemagne et beaucoup diffusé à La Réunion et en Amérique du Sud ; il est, par exemple, le saint patron de la Police militaire de l’État de São Paulo… ce qui n’inspire guère confiance. Je me demande pourquoi il est ainsi célébré à Bréhat…) Un oiseau ne cesse de se heurter aux vitraux. On entend le battement de ses ailes qui se mêle au bourdonnement continu des insectes. Quelques cierges brûlent devant la statue du jeune saint romain au bras coupé. Puis je m’en vais par le sentier de la côte, grisé par l’odeur des figuiers…

Parfois le cœur bat
plus amplement   les poumons
se font plus profonds
dans un tremblement le vent
s’apaise un instant
devant le grand restaurant
on chasse les chats
avec un faux sourire accueillant
vieux rêve en vacance
le Temps pendant ce temps-là
s’étire et s’endort
entre les cris des touristes
les serveuses dansent
man spricht deutsch français english
on crie   on se presse
et l’oiseau affolé cogne
contre le vitrail opaque
cherchant la faille du verre
on prie   on se tait
et le jeune saint romain
montre de son bras cassé
à l’oiseau discrètement
le verre entrouvert
on rit  on marche  on respire
et ce qui rend fou alors
c’est parfois miraculeux
l’odeur des figuiers
qui tremble au long du sentier
filant à la mer.

14/09/1995, l’Indien de Bréhat. Il y a au nord de l’île de grands rochers roses dont les formes peuvent facilement évoquer des silhouettes animales ou humaines (comme dans le bois de Païolive ou sur les crêtes du Nivolet, d’ailleurs). Je passe plusieurs heures embusqué au sommet de l’un de ces rochers, à regarder trente mètres plus bas les cormorans pêcher. Le vent me procure une exaltation croissante qui confine à l’ivresse. Juste en face de moi, une tête d’indien couronnée de corbeaux apparait… J’écris d’un trait sur le carnet le poème qui suit, que j’ai intégré ensuite au livre D’un hiver à un autre, dont je me souviens qu’il avait plu à Jean Vasca et aussi que je l’avais lu en public, plus tard, à Saint-Brieuc…

Indien au front rouge
Fendu d’océan
La blessure de ton crâne
Saigne encore

Indien au front bleu
Rongé de soleil
Le cri noir de tes corbeaux
Vibre encore

Indien au front large
Comme l’horizon
Fichée dans ton œil la flèche
Horizon

Indien de granit
D’ombre et de lumière
Brisées dans tes creux les braises
De lumière

Indien de calcaire
D’algue et de marée
Poli dans tes mains le vert
Des marées

Indien de tempête
D’écume et de vent
Blanchi dans tes bras le blanc
De l’écume

Indien du désordre
Indien du désir
Dressées tes dix-mille verges
Vers le ciel

Indien de l’essor
Indien de l’espace
Lâchées les mouettes astrales
De ton corps

Indien millénaire
Indien planétaire
Tous signes tendus ainsi
Tu désignes

La voie du désir
La vie du désordre
La sente éphémère
La voie du réel

Indien du réel
Indien éternel
Indien front blessé
Toi l’indien de pierre.

Le poème achevé, je trace avec une exaltation candide une sorte de pictogramme naxi en forme de cormoran dont je ferai pendant quelques années ma signature. C’était très naïf, mais je ressens après coup pour ce jeune homme perché sur son rocher qui s’invente une signature en forme de cormoran la plus grande sympathie.

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