« Je dors en Bretagne ce soir » (1996-2021)


Notes de Bretagne, suite : janvier 1996

28/12/1995, bords du Trieux, « l’hiver ouvert »

L’hiver fige les ajoncs
rouvre les rochers les coques
le bec de l’oiseau

Nuées de becs trouées d’oiseaux
qui transpercent
l’espace et les mots.

Les ailes au large
désignent des îles
qui n’existent pas.

Dans le bol de pierre
le chat de l’hiver
lape la marée.

Fouillant la vase de leur long bec, les bécasseaux en retirent patiemment des vers et laissent derrière eux les minuscules traces de leur travail. Je laisse aussi derrière moi en passant des traces plus grossières que l’eau remplit et efface. Le troupeau des bernaches se dandine dans la lumière. Une colonie de cormorans, deux aigrettes, trois échassiers, de nombreux huitriers et la cohorte des mouettes et des goélands me rassurent quant à la survivance du monde. Décembre nait ici même : c’est un oiseau.

01/01/1996. Marée montante à la Pointe de Guilben.

Plus vaste, plus âpre, la vague.

Grondant, mordant, le vent.

La rumeur profonde de la vague balaye la rive intacte.

Le chant froid du vent monte dans ma gorge de jeune goéland.

02/01/1996, un hôtel à Paimpol.

La petite maison des bords du Trieux a été vendue à des Allemands. En allant au Trieux, je repasse devant ce lieu où j’ai passé de beaux moments, et je me sens bien triste. Je marche longtemps dans la campagne alentour. Il fait très froid. Un gros chien noir veut jouer avec moi, à qui je lance une balle avant de me lasser. Il devient alors menaçant, me mord au mollet – sans doute pour protester contre l’interruption du jeu et tenter de le prolonger, mais je ne connais pas les chiens en général et celui-ci en particulier. Je relance la balle le plus loin possible et je m’enfuis pendant qu’il part à sa poursuite. Il fait aussitôt demi-tour. Je réussis de justesse à m’enfermer dans la maison de location qu’occupe provisoirement Laurence : il reste dehors et me guette. Seul dans cette maison inconnue, bloqué par ce chien que je trouve à présent franchement agressif, je me demande ce que je fais ici. Je pars finalement m’installer à l’hôtel. Marche lugubre dans Paimpol endormi.

Tréguier, exposition de Laurence Sibille, juillet 1995

Dans ce carnet il est fait mention d’une certaine brouille avec Laurence. Nous nous étions rencontrés aux spectacles de Guidoni, qu’elle avait suivi en tournée et dont les spectacles avaient servi de thème à une quarantaine de toiles (l’une d’elle illustre d’ailleurs l’un des disques de l’époque). J’avais changé, j’étais en train de changer, sous l’influence de Kenneth White (dont je finissais par imiter jusqu’à l’accent écossais) et à l’appel du « dehors » : les scènes de concerts et l’humain m’attiraient de moins en moins, au profit des oiseaux. J’étais très jeune, très maladroit, et surtout – mais je ne le savais évidemment pas – profondément autiste, ce qui rendait mon mode de fonctionnement opaque. La proximité que j’avais conservé avec mes parents faisait ainsi, je m’en souviens, l’objet d’interprétations erronées, aussi bien de la part de Laurence que de la part du psychiatre chargé d’étudier mon cas.

Je n’en veux rétrospectivement pas à tous ces adultes qui se trompaient, et involontairement me trompaient en assénant leurs analyses erronées : on ne peut pas leur reprocher de n’avoir pas vu une différence invisible que l’on s’attache spontanément et sans le savoir à masquer par toutes les stratégies possibles. C’est pourtant très simple, je le sais aujourd’hui : un autiste ressent un immense besoin de permanence, à partir duquel il peut se déployer. Vouloir l’arracher à ses rituels, à la zone de confort dont on n’imagine pas à quel point elle peut rester précaire et traversée d’inconforts invisibles, c’est arracher un grillon à son trou en se disant qu’il saura très bien se débrouiller, alors qu’il risque simplement de se perdre ou de se faire manger… C’est jeter un enfant à la mer pour lui apprendre à nager.

Les notes d’alors, si peu bavardes, si lacunaires, le montrent en fait assez : je me raccrochais au monde extérieur, niant toute intériorité, privilégiant les sensations aux émotions – celles-ci étant toujours exacerbées, ce qui semble maladroit dans ces textes trop exaltés pour être honnêtes, et qui correspondait pourtant à la réalité vécue. Ce séjour sinistre n’a laissé que peu de traces – je recopie encore ce poème griffonné en gare de Rennes, pour mémoire.

05/01/1996, gare de Rennes.

Machine froide
machine vaine
ressorts cassés
train à l’arrêt.

Tous mots noués
cri rengorgé
muscles bloqués
train à l’arrêt.

Étang gelé
corps embourbé
désir rongé
train à l’arrêt.

Vie aspirée
vide aspirant
fête figée
train du néant.

Vie arrêtée
les poings fermés
silence assez
tous mots niés.

Grincent alors
écrous rouillés
les roues serrées
train démarré.

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