« Je dors en Bretagne ce soir » (1996-2021)

Avec Elodie, Ouessant, 17/08/2021

Avec Élodie,  17/08/2021


Mercredi 18 août, rocher de Corn Héré, plage de Yuzin, au matin
. Comme autrefois me voici juché sur mon rocher de granite, vigie sans bateau ou goéland humain ayant pris pour un temps la place de l’habitant habituel des lieux, un goéland brun à l’œil furieux qui, en partant, a laissé une plume dont je me suis emparé. Élodie se tient juste derrière moi, puisque nous sommes désormais deux oiseaux bavards et silencieux, fou et folle, avec chacun une plume et les mêmes boucles emmêlées par le vent marin. On a profité de la marée basse pour prendre position sur cette tourelle au-dessus de la mer. Trois fous passent au large, dont on suit le vol aux jumelles. On regarde. On respire. On écoute. On se pose. On se déploie. On s’envole en songe à chaque fois que traverse un fou, un goéland, un crave, puis on revient au proche, au carnet, à la plume sur la page et au rocher.

Le rocher. J’aime ce granite rugueux qui accroche bien sous la chaussure autant que j’aime la page lisse du carnet, qui sont l’envers de la même réalité sensible. Au premier plan et côté grève, le granite est gris clair et noir, orné de différentes espèces de lichen : orangé, safran, blanc grisâtre ou vert cendre avec des tubes pareils à ceux des trompettes de la mort qui s’achèvent en une petite excroissance sphérique qui leur confère une allure de plante carnivore, ce qui donne soudain la sensation que le rocher tout entier, comme un banc de coraux carnivores, est en fait un immense organisme vivant fait pour nous avaler et nous digérer si lentement que l’on ne s’en aperçoit même pas. Ici ou là quelques éclats de feldspath luisent comme des dents. Le lichen ras d’un blanc grisâtre, lorsqu’on le regarde de plus près encore, est percé de petites cavités sombres pareilles à des bouches ouvertes. Derrière mon dos une faille où stagne un peu d’eau noire évoque les sucs digestifs de quelque népenthès. Ici ou là tremblent des plumes blanches, des fragments de duvets, comme tremble plus loin une souris grise qui est en train de vivre ses tout derniers instants avant de finir dans le bec du goéland qui l’aurait probablement achevée si nous n’étions pas venus perturber le cours des choses ; et tremble aussi la salicorne en fleurs ou la criste maritime au bon goût de fenouil que j’aime mâchouiller.

En contrebas côté océan, le granite gris prend une teinte ocre sombre. Il est couvert de projections noires qui ne sont pas du mazout, comme nous le verrons hélas dans d’autres secteurs moins accessibles de l’île, mais toujours de la pierre – et l’on dirait qu’un Pollock géant s’est amusé à secouer ici ses pinceaux dégoulinants de gouache. Cette belle teinte rappelle la côte de granite rose de l’Arcouest, dans les côtes d’Armor, et me ramène encore à mes jeunes années et à mon premier livre avec Laurence Sibille, dont je n’ai pas de nouvelles depuis longtemps mais qui œuvre toujours, je crois, quelque part en Bretagne…

Le soleil, caché jusqu’alors, métamorphose le tableau : plus question de plante carnivore, c’est un été à Bréhat qui resurgit dans la mémoire de l’instant. La flaque turquoise qui brille au pied du grand rocher devient un paradis, le ressac découvre chaque fois un lagon tropical. Eaux vertes, eaux turquoise, horizon d’un bleu absolu strié seulement par les traits intermittents des vagues et des rares bateaux sous le ciel qui se dégage. Il est difficile de suivre en écrivant le mouvement de ce tableau toujours mouvant, de ces oiseaux qui apparaissent et disparaissent à l’improviste, de la lumière et des vagues qui tournent autour du rocher. Quatre fous de Bassan en vol alignés dépassent une barque blanche. Plusieurs dizaines de goélands ont formé un carrousel au-dessus de l’île Keller. L’ombre d’un goéland brun passe sur les reflets verts. Peu à peu on se laisse ballotter par ces images, par le vacarme des vagues et les rires des mouettes comme on imagine que le phoque d’à côté se laisse bercer aussi, les paupières fermées, bien droit dans l’eau calme de l’été – ce que sera la vie ici lors des tempêtes hivernales, on ne peut même pas l’imaginer…

Parfois de petits bipèdes bariolés passent sur le chemin côtier, qui regardent tout cela, qui s’émerveillent puis qui disparaissent, silhouettes fragiles, après avoir tenté de prendre ainsi que je le fais un petit quelque chose au grand tout, quelques images en deux dimensions, quelques aide-mémoire – mais ce qu’il faudrait, c’est pouvoir emporter dans une boîte un peu de ces fragrances de l’île, remugles ferrugineux des laminaires entassés dans le port de Yuzin, parfums iodés des cristes… On ne peut pas. On écrit. Puis l’eau monte, le temps file. « On va être coincés ! » Il faut quitter ce rocher où l’on ne peut être, comme sur les sommets des montagnes, comme partout, que de passage, et que l’on rend bientôt aux craves, aux goélands, au vent.

Plus tard, ailleurs, quelque part sur la côte sud entre Penn ar Roc’h et la Pointe de Veïlgoz. Il n’y a pas de crave sur la falaise aux craves où je les avais observés longuement il y a onze ans. On fouille la grève de cette petite crique délaissée par les touristes, mais pas par l’homme : ici s’amoncellent les déchets et débris en tout genre, plastiques, bouteilles, emballages, capsules, dont les formes cassantes et les couleurs bariolées contrastent avec la douce perfection des galets.

Pas de craves, et presque aucun oiseau d’ailleurs. Quelques corneilles tournent parfois dans le ciel gris. Un tarier pâtre, des pipits farlouse. On s’assoit sur les rochers maculés de mazout : il s’agit bel et bien de paquets de vieux mazout jamais nettoyé, solidifié, qui s’est déposé dans tous les creux des rochers. Ce lieu sent la mort. On tente, pour la contrer, une invocation : kiya, kiya, kiya, kiii ! assortie d’un lancer de pain sec… qui se perdent pareillement dans le bruit du ressac.

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