« Je dors en Bretagne ce soir » (1996-2021)


Notes du Trieux, printemps 1995

Pors-Even, 09/04/1995. Je retrouve avec soulagement l’air marin. Première marche matinale après une nuit agitée. La marche du rêve est difficile, car le rêveur traîne derrière lui des boulets, des cordages, des filets, des cargos, un piano cassé, une cohorte de noyés incrédules, on voudrait courir et on avance à peine… Comme dans ce rêve j’avance à pas hésitant sur les rochers tranchants, je glisse sur une plaque d’algues, m’entaille la paume de la main en essayant de me rattraper et quelques gouttes de sang tombent dans l’eau salée. Sifflements du vent, raillerie des mouettes. Tout ce bleu, le bavardage des hirondelles de rivage, les parfums sucrés des ajoncs en fleurs, toutes ces douceurs printanières je sens bien qu’il vaut mieux ne pas trop s’y fier. La mort affleure à la crête des vagues, autour de la Croix des Veuves.

Pointe de l’Arcouest, 11/04/1995.

Bruissements de l’eau sur la plage découverte – ombres se déplacent.

Cris dans la lumière, un trait noir ouvre la brume – six cormorans passent.

Moineau sur la plage décontenancé, sans doute. Trilles incongrus.

Miaulements céleste, contre les rochers s’est heurté le cri de la mouette.

Ombre noire. Que vient donc faire ce corbeau au milieu des mouettes ?

Le goéland tourne au-dessus du rocher noir pour mieux le blanchir.

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Un vacarme intranscriptible envahit la plage.

Concert ordinaire, ça ricane et ça miaule, et ça recommence.

Langage inconnu, silex sonores fracassés en pleine lumière.

Langage en cohue, écume au bec de la mouette, rire de la mer.

Puis l’eau se retire de la plage dénudée. Cri perdu au vent.

Reste sur le sol, immobile sous le vent, une seule plume.

Pointe de Guilben, 12/04/1995. Vent frais, lumière brumeuse, cris des mouettes et des merles mêlés. Sur la berge, une barque retournée et les ombres des oiseaux qui tournent autour. J’écris cela pour le plaisir d’écrire, comme on tire sur sa pipe, comme on s’étire. Aujourd’hui ce n’est pas Guilben-des-noyés, mais Guilben-plein-soleil.

Pors-Even, 13/04/1995. Recroquevillé comme un cormoran sur son rocher, mais bien plus perméable encore que ne l’est le cormoran (qui est, faut-il le rappeler, un oiseau marin qui prend l’eau – ce qui lui permet d’être lesté pour plonger plus profondément mais l’oblige à sécher ses ailes après le bain), je tente un poème en regardant la mer. Le vent se glisse sous mon manteau et me glace, ma main gelée trace avec une peine infinie les mots. Je la regarde : elle devient comme les rochers, comme la mer, gris bleu. Mon poème aussi se fige et s’arrête ici, gris bleu.

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