Vigie, septembre 2022

 

La dernière marche de septembre

 

 

J’ai cette chance d’avoir du temps à moi, en ce lundi après-midi, une belle plage de liberté automnale et, comme il ne pleut pas encore (on annonce une semaine d’averse) je décide de filer faire enfin cette marche que je nous promets depuis la fin de l’été. Le temps de mettre dans le sac quelques affaires pour le cas où le temps déjà frais se gâterait pour de bon, avec mon appareil photo et tout ce qu’il faut pour prendre des notes, me voici en route, sur « ma » route, la D207. Dans le ciel changeant passent des nuées d’hirondelles, qui préparent sans doute la migration d’automne, étonnamment tardive cette année. On monte jusqu’au col du Cucheron puis on redescend et l’on prend la première piste sur la droite, soit un peu plus de vingt minutes pour parvenir jusqu’au départ du sentier, au pied du refuge de la Jasse.

Il est déjà un peu tard, bien sûr, mais je me dis qu’on marchera d’un bon pas pour rentrer avant la nuit. Rimski s’impatiente. Il a acquis à présent les réflexes, que je pensais innés et communs à tous les chiens, de feu ma chienne Patawa : sitôt le coffre ouvert, il s’est installé à l’intérieur de la voiture, tout frémissant d’impatience. Il s’impatiente d’autant plus que je ne trouve pas sa laisse. En fait, je comprends assez vite que je l’ai oubliée. Si je retourne à la maison pour la chercher, il sera trop tard pour revenir, et dieu sait quand on pourra de nouveau le faire, ce dernier tour de crêtes… Partir sans laisse avec Rimski ? En pleine période de chasse, c’est particulièrement impensable.

Curieusement, cette anicroche qui pourrait me désespérer (avec tous les excès dont je suis capable dans ce domaine) ne m’affecte pas, parce que je suis persuadé qu’une solution va se présenter d’elle-même, qu’un quidam par exemple va survenir avec une laisse qu’il acceptera de me prêter (il n’y a malheureusement personne) ou bien que je vais trouver une ficelle abandonnée sur le sentier à quelques mètres de la voiture. Que ce soit pour les petites ou les grandes choses, la propension qu’on a tous plus ou moins à ne pas croire en la réalité d’une mauvaise nouvelle ou d’une catastrophe m’étonnera toujours. J’imagine volontiers ces habitants de Kiev qui, un jour avant le déclenchement de la guerre, buvaient des bières en terrasse en disant : on verra. Les référendums d’annexion ont lieu en ce moment et jusqu’à demain, et je me dis – avec cette fois, je l’espère, un certain pessimisme – qu’une attaque nucléaire sur l’Ukraine, suivie d’une nouvelle escalade qui pourrait aller jusqu’à une confrontation directe entre les pays de l’OTAN et la Russie, pourrait survenir très vite. Bien plus que la crainte des averses annoncées, c’est ce cauchemar qui m’a fait me lancer en urgence dans cette dernière marche de septembre. Si je l’accomplis, le pire sera peut-être écarté…

Sans réfléchir ni attendre davantage, je m’empare de la lanière de l’appareil photo : ce sera la laisse de Rimski, un tout petit mètre fragile au lieu des dix mètres de la longe ordinaire – avec le risque qu’elle se brise, mais une proximité nouvelle avec mon beau chien blanc.

Son halètement accompagne la montée. Le soleil, qui semble devoir aujourd’hui triompher des nuages, éclaire des bouquets de bolets jaunes et d’amanites tue-mouche d’un rouge éclatant. Pour la première fois depuis mon arrivée au Villard, je prends la balade à rebours, montant directement au Champet par la pente la plus raide afin de ménager mes genoux au retour, et aussi de voir autrement ce parcours que je connais par cœur.

Nous sommes seuls. Rimski se fait sans peine à cette progression à deux. Il me donne un peu de son allant et de sa vigilance, car c’est moi qui me calque sur son pas plus que l’inverse et que je ne peux manquer aucune de ses réactions – par exemple, quand le casse-noix traverse ou qu’un premier chevreuil déboule au-dessus du sentier.

C’est chose étrange que de marcher seul avec ce beau chien blanc auquel je ne m’habitue pas. Il me semble que nous pourrions ainsi traverser tous les Alpes, aller jusqu’à Genève et au-delà – et c’est vrai que nous pourrions le faire, si j’avais plus de temps et en préparant tout de même un minimum l’équipée, mais il faudrait justement pour ce faire s’encombrer de bagages, de préparatifs divers qui nous alourdiraient.

Un jeune randonneur fait irruption au détour du sentier. Je lui demande s’il y a des patous sur les crêtes. « Je ne sais pas, je n’ai rien pu voir tant le brouillard était épais. Je reviens du Grand Chat, j’ai entendu des clarines au loin mais aucun aboiement… »

Une quinzaine de promeneurs âgés attendent plus loin au col du Champet – probablement un club de randonneurs à la retraite. Rimski, d’ordinaire, saute sur toute personne qui lui dit qu’il est « beau » et tente de la lécher ; mais comment sauter sur quinze personne à la fois ? Il se met à faire des bonds sur place, s’affole tout à fait lorsqu’un homme porteur de gants veut le caresser (il considère les gants comme des jouets), attrape ma misérable laisse en grognant… Je m’enfuis en bredouillant des excuses, et m’engage sur la partie la plus raide du sentier qui mène aux crêtes.

Le brouillard est bien là, qui absorbe immédiatement les derniers éclats de voix. En même temps que ce silence cotonneux et froid, l’odeur incroyablement forte des rhododendrons ferrugineux me saisit. Je sais qu’elle n’est jamais aussi âpre qu’à cette période de l’automne (exactement celle qui correspond au chapitre qui lui est consacré dans Le Grillon de l’automne), mais il semblerait que le brouillard en amplifie encore les effets – qui sont pour moi une griserie mémorielle et sensible persistante. Je flaire à plein nez et la tête me tourne. À ce parfum fumé se mêlent ceux des arcosses et des myrtilliers rouges, auxquels j’arrache en passant quelques poignées de myrtilles. Me voici revenu à La Giettaz, je marche auprès de mon fantôme…

Soudain surgit du brouillard un autre randonneur, plus jeune encore que le premier, et que Rimski salue avec son enthousiasme habituel. Mais que font donc ces jeunes gens qui se promènent ainsi sur les crêtes un lundi ? Ils n’ont pas l’air de bergers, mais de simples randonneurs, équipés pour marcher en montagne. Je n’ose évidemment poser la moindre question, et le jeune homme disparaît dans le brouillard.

Qui s’épaissit. Vent froid. Bourrasques. Ce n’est pas seulement le corps que l’effort de la montée réchauffe alors, mais le cœur et l’esprit. Le froid, quant à lui, surtout ainsi parfumé, agit comme une drogue euphorisante, je le bois au goulot, je le respire avec la même avidité que Rimski humant la piste des bêtes. Arrivé au cairn du Grand Chat, la tête traversée de petits éclairs migraineux, les oreilles glacées et la bouche barbouillée de myrtilles, je regarde le brouillard se déchirer et se reformer tout autour du rocher. Quand je pense qu’autrefois il me fallait voyager jusqu’au bout des Shetland pour ressentir pareille sensation de liberté ! (Je ne regrette pourtant pas d’y être allé, car dans le cas contraire je n’aurais pas en moi ces images de falaises, de brouillard et de vent en Écosse qui se mêlent à celles d’aujourd’hui et qui les enrichissent.) Je sais que ça ne dure pas, que ces couleurs qui teintent le sentier passeront vite, comme passe le brouillard ou comme passent les saisons pour mon beau chien blanc qui vieillit bien plus vite que moi ; mais cette pensée d’habitude obsédante ne m’attriste pas, parce que le jaune des hautes herbes parmi lesquelles je m’assois un instant, est vraiment trop beau à voir.

Puis le temps s’assombrit. Sensation de solitude, le froid me mord et je me décide enfin à revêtir par-dessus mon T-shirt coloré une polaire noire, qui marque aussitôt un changement de registre. Tout bascule. On franchit la barrière qui matérialise la fin des crêtes et le début de la redescente, que semblent surveiller les silhouettes spectrales des sapins. Plus grand silence encore lorsque, parvenus au-dessus de la gouille aux grenouilles, on se retrouve un moment abrité du vent.

La gouille sans personne, perdue dans le brouillard. Pas de grenouilles, pas de bêtes. Rien que le jaune et gris sombre de l’automne et puis, de l’autre côté de la crête, le sang des myrtilliers. Quand le brouillard se déchire, je constate avec étonnement que la montagne a revêtu ce patchwork de teintes automnales qu’on ne lui voit d’ordinaire qu’en octobre – puis je me rappelle que nous sommes précisément à l’orée d’octobre.

« Pas vu l’automne venir… »

On quitte peu à peu les alpages. Avec mes genoux de nouveau douloureux en descente, boitant donc comme du temps de La Giettaz lorsque j’avais vingt ans, j’endure mal le retour. Parmi les myrtilles, Rimski déniche ce qui est sans doute la dépouille ancienne d’une marmotte, juste un amas de poils blonds comme les herbes. Vanité du retour en automne…

C’est à présent à Rimski de se plier à mon pas de vieillard, et il s’arrête sans rechigner pendant que je descends en grimaçant de rocher en rocher. « Comme le temps passe ! lui dis-je… Finalement, c’est moi qui ai vieilli en premier… »

26/09/22

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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