Vigie, octobre 2023

 

L’urgence de l’automne et la meilleure part de l’homme

 

« L’homme en est venu au point, sur cette planète, où il a vraiment besoin de toute l’amitié qu’il peut trouver, et dans sa solitude il a besoin de tous les éléphants, de tous les chiens, de tous les oiseaux… »

Romain Gary, Les racines du ciel

 

 

L’urgence de l’automne s’exprime aussi par ce besoin de régler sans délai un problème de pont thermique vieux de quelques décennies en isolant en hâte le mur d’une chambre, quitte à commettre une imprudence ; et puis, voici que de nouveau je perçois toutes les traces d’usure dans la maison et qu’il me vient des envies de repeindre, de refaire, de nettoyer.

Finalement je me contente d’aller flâner. Il faut ralentir le mouvement, regarder. Regarder ce qui nait, ce qui meurt. Aujourd’hui ce sont les champignons surtout qui étonnent. Cela commence avec ce coprin qui pousse tout frais au milieu de l’ancien terrain de pétanque, puis se prolonge par une balade dans le grand pré où poussent des coulemelles géantes que je regarde très près (on dirait des écailles, une peau animale). Peu à peu tous les détails apparaissent : ce tout petit champignon en forme d’œuf au milieu du sentier, le duvet blanc d’une plume qu’on voit de loin dans la pénombre, cette souche solitaire qui apparaît sur le tapis des feuilles comme une sorte de statue, ces amanites gris brun très élégantes dans les herbes. Il y a encore beaucoup de fleurs dans le pré, des scabieuses, la sauge des prés, l’épervière d’un jaune très vif qui danse au bout de sa tige interminable, les centaurées échevelées d’un beau violet, les mauves toutes délavées que l’on remarque à peine. Je flâne de feuilles en fleurs, de champignons en champignons, et Rimski d’odeur en odeur. La linaire commune vue de près, avec le contraste admirable des pétales jaune pâle comme les primevères et de l’intérieur orangé, mérite tous les égards. Rimski n’en a cure, seul l’intéresse le chevreuil qui a détalé en lisière.

On franchit les clôtures, on divague entre les près, entre les bois, sous le grand ciel gris de ce 23 octobre. Bien sûr, je songe qu’aujourd’hui Léo a 17 ans, qu’il est loin, que j’ai peu de nouvelles… Les plaintes de Rimski qui a retrouvé son chevreuil quelque part dans le ravin raniment en écho celles des chiens de chasse du chenil d’en face. Pendant quelques instants, toute la combe n’est que cris déchirants : c’est très exagéré, pour un anniversaire et un chevreuil.

Je ne comprends pas pourquoi soudain j’entends crier une oie, il doit y avoir quelque part une basse-cour que je ne connais pas ? À mesure que je m’approche je comprends que ce n’est qu’une poule qui caquette éperdument.

Ayant longé la crête au-dessus de La Martinette, je rejoins finalement le sentier ordinaire. Je constate que ce petit détour a suffi pour casser ce qu’il pourrait y avoir à la longue de machinal dans notre promenade, même si l’on retrouve aussitôt certaines habitudes (c’est à peu près toujours aux mêmes endroits que Rimski fait ses besoins), et aussi que la tension du temps et des choses à faire s’est relâchée, comme un nerf bloqué après un bon massage.

L’odeur des balsamines s’est atténuée : elles sont en ruine, les balsamines, comme les coprins, mais leurs gangues gonflées qui éclatent bruyamment à notre passage préparent la prochaine invasion. (Ce terme d’invasion me rappelle une autre réalité lointaine et terrifiante, perçue seulement à travers la lecture des articles du journal, celle des bombes russes sur l’Ukraine et du pilonnage de Gaza par l’armée israélienne, en ce moment même, comment est-il possible qu’on ne puisse arrêter cette folie que je préfère isoler entre deux parenthèses ?)

Je reviens au sentier, jaloux de Rimski pour qui la seule cruauté concevable (et somme toute acceptable) est de ne pouvoir courir librement après tous les chevreuils, Rimski à qui on n’a jamais fait aucun mal si ce n’est, parfois et par mégarde, de tirer un peu fort sur un nœud au moment du brossage. Décidément, ce qu’on cherche et qu’on trouve à travers les bêtes, quelles qu’elles soient, chien, éléphant ou même les grillons, c’est une plus haute idée de l’homme, sa meilleure part en quelque sorte, et le pardon pour l’autre, pour l’innommable.

23/10/23

 

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