Vigie, octobre 2023

 

Sur la route d’Hermillon

 

 

Après la pluie je repars sous un ciel chargé le long de la départementale 207 jonchée de bogues et de feuilles, glissante donc et luisante comme je l’aime.

Comme je l’aime, cette route ordinaire ! J’y ai tous mes repères, tout ce qui me permet d’être attentif et surpris, surpris parce qu’attentif, quand je glisse à nouveau sur son ruban sinueux. L’automne est arrivé hier, que je suis allé saluer d’une certaine façon en retournant à Hermillon. Ce fut une longue journée de travail, assis serré à une table où j’ai continué les corrections de Ma mémoire indienne, pendant que les gens parlaient et défilaient, rarement interrompu (et toujours étonné de l’être), fatigué cependant par le bruit et le mauvais rhume qui s’est lové dans ma gorge. Je n’ai rien vu de la pluie au dehors, presque rien de la montagne, ballotté comme dans un train entre les images du livre, bien réelles et bien nettes, et celles infiniment plus floues de la salle aux chaudrons (il y a toujours là-bas deux gros chaudrons en cuivre qui servaient autrefois pour le Beaufort et qui sont suspendus au plafond).

Je n’avais pas envie de parler. Avant-hier un professeur de français a été tué par un terroriste et plusieurs autres personnes blessées dans un lycée. Après le massacre en territoire israélien, un autre massacre se prépare en retour à Gaza, une fois de plus, mais avec une probable ampleur qui terrifie. La guerre ne faiblit pas, bien au contraire. Dans la voiture j’ai écouté et j’écoute encore les nouvelles du monde et puis, n’en pouvant plus, la tête et le cœur en vrac, j’ai fait silence. Le soleil du retour éclairait le bitume peu après le Cucheron, et c’est là que je l’ai vue : la salamandre, en vadrouille sur la D207, qui traversait, que j’ai soigneusement évitée. Je m’étais promis de mettre un terme au livre des promenades avec Rimski si une salamandre croisait mon chemin, mais ça ne vaut pas pour la route en l’absence du chien : je continuerai donc, mais je garde en tête l’image de ce joyau noir et jaune que j’ai rétrospectivement la sensation d’avoir vu de très près.

Voici l’endroit, d’ailleurs, pris dans le brouillard ce matin, sans plus de salamandre. Je redescends vers la Maurienne pour retourner à Hermillon, deuxième jour de salon. Je ne sais pas bien pourquoi je fais cela, pourquoi je m’obstine à écrire publiquement alors qu’il y a trop de livres, trop de films, trop de mots et d’images, et qu’aussi indispensable puissé-je juger mes propres mots et mes propres images, tout cela est noyé dans une marée d’insignifiance, de bavardage, de confusion, de distractions secondaires. Je continue quand même, peaufinant mes phrases, la ponctuation, les détails, ce sont tous ces détails qui transforment un brouillon en livre, et sans ce travail même Céline, même Proust, même Bouvier à la relecture déçoivent (comme m’ont fort déçu les inédits de Céline, les volumes non repris de La recherche qui multiplient les redites ou les carnets posthumes de Nicolas Bouvier).

Dans les moments de découragement, je pense à ce petit miracle de Son odeur après la pluie qui aurait pu aller rejoindre la cohorte des invendus mais qui a trouvé son public. Il existe donc, ce lectorat capable de s’émouvoir d’une célébration sans fiction, sans suspense, sans personnage, célébration de la littérature et du rapport à l’autre, à l’animal. L’autre jour Cédric Sapin-Defour estimait que cela redonnait confiance en l’humanité. Je suis d’accord. Et puis, en la littérature aussi.

Je traverse Epierre, où un couple tient fort un jeune Border par crainte de la voiture : ne vous inquiétez pas, je roule au pas, dis-je en les saluant.

C’est incroyable comme la montagne est verte, d’un vert terne qui n’est ni celui de l’été, ni celui de l’automne, couleur d’aucune saison. Comme d’habitude j’hésite sur la route à prendre, qu’il est fatiguant d’être toujours si hésitant, puis reprends assurance sur l’autoroute déserte.

15/10/23

 

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