Vigie, octobre 2023

 

Trains de nuit

 

 

Je roule dans la nuit plus noire que noir, ballotté par des trombes d’eau qui criblent d’éclats blancs le ruban de la route. Des grenouilles traversent de tous côtés, que j’évite facilement parce que je roule très, très lentement – je peux me le permettre, il n’y a personne à cette heure. En voici une qui avance en faisant de l’aquaplaning, un bond puis une glissade sur le ventre, je n’avais jamais vu cela ; je m’arrête et la laisse traverser. La route est jonchée de bogues et voici que le brouillard s’en mêle. Des feuilles voltigent sur le pare-brise et pendant quelques instants je ne sais vraiment plus où je suis, à peine où je vais et pourquoi j’y vais.

Ce n’est pas une catastrophe, c’est juste le retour de Léo. Ce retour, je l’ai préparé toute la journée en faisant le ménage, sa chambre, son lit, et puis toutes les pièces de la maison et le jardin. C’est sous la pluie battante que j’ai enlevé et débité le sommier et le paravent en bois qui bouchaient des trous du grillage pour les remplacer proprement, puis que j’ai rebouché les nouvelles tranchées par lesquelles Rimski a cru bon d’agrandir la modeste galerie creusée par une taupe imprudente, puis que je suis allé à la déchetterie aussi – toutes choses qui n’avaient d’autres fonctions véritables que de passer le temps en me préparant mentalement pour ces retrouvailles.

Quelle étrange impression ! Naguère c’était moi qu’on attendait ainsi, mon lit qu’on préparait quand je rentrais de Lyon, et plus tard de Guyane. Je ressens à présent ce que ressentaient mes parents. Je suis avec anxiété son long voyage en train : le premier l’a amené sans encombre de Tours à Lyon, mais le deuxième ne démarre pas parce qu’un incident grave, sans doute lié à un drame, a empêché le conducteur de prendre son train à l’heure prévue et qu’il a finalement dû voyager en taxi pour rejoindre la gare. L’arrivée prévue à 23h20 ne se fera pas avant 0h30 — ce pourquoi je roule si tard.

Je pense à Léo, dont la vie pendant ces deux derniers mois a tellement changé, et qui va retrouver la maison inchangée, à quelques aménagements près (le nouveau buffet dans le séjour, l’entrée transformée en niche de luxe avec le canapé pour Rimski et la chatière à chiens…). Comme tout cela va lui sembler petit, plus lointain ou plus proche qu’avant je ne sais pas. Il sera le mieux placé pour voir qu’on vieillit, peut-être va-t-il le remarquer pour la première fois, peut-être va-t-il nous regarder ? Je roule très lentement, très prudemment vers lui, ce n’est pas le moment d’avoir un accident et qu’il ne trouve personne sur le quai de la gare. Je l’imagine assis dans le TER face à son reflet fouetté par la pluie, un peu fatigué, certainement impatient. Je résiste à la tentation d’accélérer, ce n’est pas cela qui fera arriver plus vite son train. Les lumières blanches des voitures que je croise blessent les yeux. Et lui, que je n’ai pas vu depuis deux mois, est-ce que je vais le trouver changé ? Tout pâle, tout maigre à force de mal manger ? Ou plus adulte qu’il ne l’était en partant, comme, dans le livre, son double fictif Noé ?

Après Pontcharra la route est plus dangereuse encore, lisse et transparente comme un miroir, avec ici ou là des flaques qui me rappellent la Transpantanéira dans le Pantanal, il serait peut-être prudent de s’arrêter pour voir la profondeur, sous l’œil jaune des caïmans… Soudain me revient en mémoire d’une façon très vive le souvenir d’un retour du zoo de Macouria sous la pluie tropicale. Les images du passé et du présent un instant se confondent, puis laissent place à l’image froide du quai de gare désert au bout duquel deux phares se rapprochent…

26/10/23

 

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