Vigie, octobre 2023

 

Attentes en octobre

 

 

Le temps passe, octobre passe, et je songe que Léo va bientôt revenir. Après son grand départ ce sera son premier retour, et cela me fend le cœur aussi sûrement que ma botte fend les bogues. La douleur que l’on doit ressentir quand on est pour de bon séparé de son enfant dans des circonstances tragiques, je ne peux pas la concevoir.

Le temps passe, octobre file, le froid revient, pas très marqué mais suffisamment pour qu’on rallume le chauffage, et puis je tombe malade. Je perds la voix et le sommeil à cause de la toux, me trouve mis sur la touche.

Sur la touche, on n’est pas mal du tout. Je lis Les racines du ciel de Romain Gary et l’Histoire du végétarisme de Valérie Chansigaud. Je tourne en rond, je relis encore le manuscrit de Ma mémoire indienne. Je comprends que c’est fini, qu’il faut passer au suivant, et je repars sur le sentier jonché de ces grosses bogues qui sont le cauchemar de Rimski sous l’œil perpétuellement interloqué des vaches blanches dans le champ vert.

Nuages à l’horizon, temps humide, odeur de bouse fraîche, de châtaignes et de noix sous les bottes. Les chiens de chasse du chenil hurlent comme à leur habitude, avec ces plaintes déchirantes que j’ai peine à associer à l’univers des chiens tant elles évoquent plutôt la violence humaine.

Je songe alors à la ténacité d’Élodie qui a tant travaillé pour mettre en place son exploitation dans le respect des valeurs écologiques qui sont les siennes, et qui se trouve en butte aux manigances d’un petit mâle aboyeur psychorigide qui, voyant probablement en elle une concurrente car il fait du safran, ou bien simplement pour asseoir son petit pouvoir de petit chef dans une organisation pourtant horizontale, tente de se faire la peau d’une fille qui s’installe alors que lui est installé, tente par tous les moyens de torpiller son agrément à la mention qui lui permet de valoriser ses produits et de les vendre en magasin bio. La bêtise et la méchanceté des ennemis, on s’en accommode parce qu’on s’y attend, mais celle de gens qui devraient être des alliés désarçonne encore plus. À ce quidam, je balance mentalement toutes les bogues du sentier, offrant ainsi à Rimski un passage impeccablement dégagé.

Dans quelques jour je saurai s’il s’agit, comme c’est probable, d’une de mes dernières promenades en duo avec Rimski, et même plus largement la fin de notre vie à deux, Rimski et moi, puisqu’il n’est pas impossible qu’une petite Nouchka de dix mois, son double féminin, vienne nous rejoindre à la maison, dans le cadre du programme de sauvetage et d’adoption de samoyèdes abandonnés de l’association Belaya. J’étais contre l’adoption d’un deuxième chien, pour toutes sortes de raisons pratiques évidentes, et aussi parce que je craignais que ma relation avec Rimski n’en soit affectée ; une farce d’Élodie qui, ayant lâché dans le jardin le samoyède d’une amie en mon absence, m’a envoyé la photo en me laissant croire, assez involontairement, que quelqu’un avait déposé chez nous un samoyède dont il voulait se défaire (c’est ainsi en tout cas que je l’ai compris), m’a fait prendre conscience, devant l’immensité de la déception qui s’en est suivie, que le jardin et mon cœur étaient bien assez grands pour accueillir un autre samoyède (on passera simplement deux fois plus de temps à l’infernal brossage, on changera d’aspirateur, on achètera une laisse double). De toute façon, il est contre-nature d’élever un chien de meute dans la solitude, et cela devait arriver tôt ou tard.

Comme il fait tiède, cependant, à La Martinette. Les chevaux paissent au-dessus de la petite maison aux volets bleus. Pas de petites lumière, pas de signe de vie, je poursuis mon chemin. Rimski bondit dans les herbes alourdies de rosée. De petits panaches de fumée bleutée comme des nuages égarés glissent au flanc de Belledonne, seul signe vraiment tangible que le temps a changé.

L’autre jour Éric en promenant Rimski a vu sur ce même chemin deux salamandres, alors que je les guette en vain depuis bientôt trois ans. J’ai dit que j’interromprai ces notes de promenade le jour où j’en verrai au moins une, j’interprète donc leur absence comme un signe qu’il me faut continuer. Je guette toutefois plus que jamais, parce que le temps est humide et parce que je sens dans l’air une lassitude bien automnale propice aux fins de chapitre. J’avance vite dans la dernière ligne droite bordée de coprins en ruine et du spectre d’un phallus impudique tout blanc. Rimski descend au bord du Gelon et se met à grogner, à gratter la terre et le sable, à attraper une branche avec ses crocs, bien décidé à profiter du lieu et du moment. Après ce petit moment de sauvagerie canine, on regagne la civilisation du goudron.

16/10/23

 

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