Vigie, octobre 2023

 

Son odeur après la pluie

 

 

Je constate qu’il m’est de plus en plus dur de quitter la vallée en laissant Rimski, surtout un vendredi soir après une semaine de travail. Je roule mornement jusqu’à Chambéry, très tendu, tenté de faire demi-tour à chaque rond-point, puis reste longtemps dans la voiture sur le parking, au bord de repartir. Je me fais violence et m’engage enfin à travers les rues ensoleillées où les badauds s’affairent à des vies apparemment heureuses. Moi qui me faisais une fête à l’idée de flâner dans la ville, envisageant même de m’arrêter dans un café en attendant l’heure de la rencontre, je rase les murs à toute vitesse et rejoins au plus vite la librairie. Pour m’arracher si brutalement à mon trou de grillon montagnard (où j’avais en vérité un chapitre de mon livre à reprendre urgemment, c’est lui qui me tourmente), il fallait vraiment une bonne raison.

De Cédric Sapin-Defour mon père, présent aussi avec Anne, dira après l’avoir écouté sans l’avoir lu encore que l’on croirait mon frère jumeau ; c’est flatteur, mais ce n’est pas faux. L’incroyable succès de Son odeur après la pluie, dont atteste cette foule qui se presse dans la librairie pour écouter l’auteur, me remplit de joie, sans la moindre jalousie ni la moindre ombre. Les raisons de cette joie, que Cédric naturellement éprouve au centuple, il les exprime très bien lui-même : qu’un livre qui célèbre littérairement, sans mièvrerie mais avec toute la gravité qui convient, la rencontre intense et étrange entre un homme et un bouvier bernois suscite l’enthousiasme d’un si grand nombre de lecteurs a quelque chose d’infiniment rassurant. Cette littérature-là, intime et vaste à la fois, généreuse, traversée d’inquiétude, hantée par le deuil et la conscience du temps, mais avant tout porteuse d’une joie jamais très loin des sanglots, je la fais mienne bien volontiers.

L’auteur, cependant, prend la parole, qu’il a aisée, fluide, riche et précise, mais en même temps humble et pudique. À le voir ainsi funambuler verbalement entre le rire et les larmes, je repense à un autre Bouvier qui me manque toujours autant, un autre membre de cette confrérie assurément. Je comprends que ce livre qui compose si justement avec la mort a été entièrement écrit après coup, après la disparition d’Ubac, Cédric assure que l’idée ne lui en est pas venue de son vivant et ajoute qu’écrire pendant que l’on vit serait s’interdire de vivre, et vraiment trop pesant. Je relève en cela au moins une différence entre nous, puisque j’ai fini par accepter qu’en ce qui me concerne, écrire sur le motif, en même temps que je vis, soit ma façon à moi de vivre vraiment, avec le moins de filtres possibles. La conscience de l’éphémère, qu’incarne si follement Rimski à mes côtés, je l’ai de toute façon si bien ancrée en moi qu’il m’est impossible de m’en défaire : c’est au fur et à mesure qu’il me faut composer, composer le livre de l’éphémère, le livre de Rimski. C’est ainsi que je vis et que j’écris, et si je pleure beaucoup, je ris, je joue et j’aboie plus encore avec lui !

Ce soir-là, je ne pense plus à tout ça, je me laisse porter par cette parole dense qui fait le plus grand bien. Je repars très vite et sans détours regagne mon havre, retrouve mon chien, et reprends le chapitre en attente.

07/10/23

 

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