Vigie, octobre 2023

 

Dans la tête de Rimski

 

 

Sitôt repérée l’intention du bipède – pas même besoin de voir le harnais pour comprendre, sa démarche suffit – s’arracher au bon sommeil du matin, plonger par la trappe, s’enfuir à l’autre bout du jardin en aboyant, et puis attendre, en position de jeu, le laisser répéter dix fois sa litanie, « assis au pied ! », « assis au pied ! », ne pas obéir, ne pas s’enfuir mais défier, se dérober encore, attendre qu’il ait tourné les talons en disant « je pars sans toi » pour revenir enfin et même là, se dérober encore un peu, par jeu, en position de jeu.

Sitôt dehors le bipède n’existe presque plus, juste un poids qui retient quand on va tout au bout de la longe à dix mètres de lui. Trotter le nez au vent, faire le tri entre les odeurs animales et le reste. Presser un peu le pas à la vue du congénère sur le chemin, saluer museau contre museau, flairer, flairer toujours, marquer, poursuivre le chemin car celui-là est trop vieux pour jouer et il y a tant à sentir.

Slalomer entre les bogues et les odeurs, trotter, flairer, flairer, ce caillou, cette herbe qui dépasse où un autre a marqué, marquer par-dessus, ralentir, poursuivre dans l’air les effluves d’une piste, et puis accélérer jusqu’à la haie de lauriers qui cache le compère sans laisse qui ne sortira pas. Marquer, trotter sur le goudron avec les griffes qui raclent. La queue en l’air en panache, c’est signe de détente, s’engager sur le sentier herbeux après avoir flairé les orties et les ronces, marcher très prudemment entre les bogues de plus en plus hostiles, museau au sol, attention, c’est l’arbre à l’écureuil ici et l’enclos aux chèvres avec le fil électrique : passer vite.

S’arrêter pour flairer et gober le crottin de cheval, repartir de plus belle vers l’orée aux chevreuils, défaire son panache, le remonter, s’arrêter, déféquer à la place habituelle en scrutant le champ aux chevreuils, à gauche, à droite, sont pas là les chevreuils, continuer, queue à l’horizontale, marcher droit vers le bois, vite, trotter, s’arrêter aux orties et flairer, repartir, regarder la maison aux volets bleus d’où personne ne sort, regarder à nouveau pour vérifier qu’elle ne vient pas, puis marquer doublement en grattant le sol sur le territoire de Tyson, qui ne déboule pas en aboyant cette fois, tant pis.

Queue à l’horizontale, scruter, nul chevreuil en lisière, se hâter de rejoindre le bois, s’arrêter là où le chat une fois a surgi, repartir, écouter, cris d’oiseaux, oreilles dressées, queue relevée, écouter, regarder, contourner, plus vite, arrêt dans le crottin, marquer, repartir queue enroulée, trotter de plus belle en tirant sur la longe, flairer à droite pour s’assurer du trajet, c’est bien cela, la piste est là, filer droit, la bête aussi est passée par là, son odeur est dans l’air, filer museau au vent, remonter le sentier, écouter, oreille gauche, oreille droite, flairer, flairer, elle a tourné à droite, la trace est perceptible, continuer tout droit quand même, d’autres odeurs appellent, le meilleur est là-bas tout au bout du sentier, regarder, redresser la tête, aller vite, s’arrêter pour sentir, repartir de plus belle, trotter, trotter, trotter, queue à l’horizontale, cri d’un geai là-haut, regarder, inaccessible le geai, flairer au sol, une embardée et repartir, oreille gauche, oreille droite, aller vite, s’arrêter et tourner et flairer dans la boue, le crottin, gober, ne pas attendre que le bipède tire, un regard vers lui qui est passé devant, le dépasser, l’oublier, continuer, continuer seul, plus vite, frénétique, s’arrêter au bord de la coulée, plonger dans les ronces jusqu’au bout de la longe, revenir au sentier.

Repartir en ahanant, chaleur, ralentir un peu dans la montée puis tirer plus fort sur la longe en trainant le poids mort, à l’approche de la descente à la souris sauteuse s’arrêter, regarder, pas de souris sauteuse mais aller, aller vite, surprendre la bête qui n’y est pas mais qui pourrait, queue à l’horizontale, espoir, tension, désir, la bête est passée par ici, flairer, se déporter à gauche à la bifurcation, sans illusion, le bipède va toujours tout droit mais on ne lui en veut pas, traîner, flairer longtemps ici chaque fois, cette odeur, regarde, tu ne peux pas savoir, marquer, continuer quand même là où va le bipède.

Flairer, flairer, flairer, lécher le bâton tombé en travers du sentier, rejoindre le torrent, regarder l’autre rive, contourner par le pont en flairant les orties, remonter, plus de tension, queue enroulée en panache, flairer une à une les feuilles du roncier, les orties, puis marquer. Un regard vers le maître, pourquoi il parle seul ? Repartir. « Rimski au pied » dit le bipède alors, demi-tour immédiat, s’asseoir, prendre la friandise qui ne se refuse pas, puis reprendre le fil interrompu de la course.

Laper l’ornière, on arrive au passage de la martre alors, attention, queue à l’horizontale, regarder, pas de martre, flairer quand même le tronc, écouter, hésiter – rejoindre le torrent, tremper les pattes dans l’eau froide, gratter les galets, remonter aussitôt se secouer à côté du bipède. Repartir. Trotter, flairer, flairer. Trilles à gauche, cri d’un geai à droite, inaccessible. S’arrêter, marquer, repartir en franchissant la flaque d’un bond. Tourner à gauche, tourner à droite, tourner en rond, la bête a fait cela. Continuer. Pose crottin encore, lécher, marcher, laisser le bipède tirer sur le harnais puis céder, pas le choix, très vite le dépasser en soufflant et puis, seul à nouveau, poursuivre vers la route.

Marche plus lente, un peu de biais, pour regarder vers le talus si la bête y est. Marquer, filer. Non, pas de descente au torrent aujourd’hui, pas d’appel des odeurs, continuer vers la route. La route. Ralentir, chercher à bifurquer vers le transformateur, et puis, chien fataliste, filer sur le bitume, dernière montée qui annonce le retour dont la brève conscience se traduit par un ralentissement, une prise en compte de la présence du bipède, quémander un biscuit, l’obtenir, repartir à dix mètres de lui. Trotter en ahanant, il fait plus chaud ici. Tenter de bifurquer direct à travers bois, on le fait quelquefois, regarder, espérer, flairer, redescendre en franchissant d’un bond le fossé. Repartir, nouvelle tentative, là-haut ça sent la bête, revenir sur la route. Flairer l’orvet d’hier écrasé, aplati, qui n’est pas comme hier une surprise alors, continuer sans insister. Là-haut cette cavalcade confirme la présence de la bête, biche ou chevreuil, mais qu’importe à présent. Pas écouter, flairer et avancer. Plein soleil, ralentir, ahaner. Les ânes sont là-bas, à l’ombre, les regarder puis filer. Sont pas intéressés, sont pas intéressants, les ânes. Et puis si, espérer, en position de jeu, les ânes ne viennent pas, résister au harnais, regarder en arrière, continuer.

Traverser le village, flairer, boire au bassin, s’attarder, flairer la casserole laissée par le voisin, continuer. Rentrer dans le garage se coller à la porte, attendre qu’on enlève le harnais, attendre la friandise, aller se coucher, tête entre les deux pattes enfin, se rendormir.

09/10/23

 

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