Vigie, octobre 2023

 

Contraintes et richesses sur les crêtes du Cucheron

 

 

Partager son espace et son temps avec un samoyède, c’est être amené à tout réorganiser par rapport à lui : l’emploi du temps, la disposition des meubles (combien en ai-je déménagé lorsque, chiot, il s’attaquait à tout ce qui était à portée de ses dents !), le jardin… Tout un long jour je transporte des brouettées de gros cailloux pour faire, autour de l’installation sanitaire du jardin, une sorte de pierrier ou de jardin zen qui empêchera  Rimski et Nouchka de creuser à cet endroit-là. Je termine de nuit et sous la pluie, épuisé. Le résultat final, vu de haut, évoque (disent Léo et Clément) une grande pierre tombale…

Au matin suivant je marche de nouveau encordé avec Rimski sur les crêtes du Cucheron. Un coup de feu éclate en contrebas, Rimski patauge et se désaltère dans une grande flaque d’eau claire là où le sol était si sec il y a quelques jours encore. De petits champignons en forme de coussinets roses qui poussent sur une souche m’intriguent : ce sont des lycogales du bois ou laits de loup – non pas des champignons, en fait (ils n’ont pas de mycélium) mais des myxomycètes, des organismes à plasmode, soit une masse gélatineuse unique pourvue de nombreux noyaux qui se déplace sur le bois en se nourrissant de bactéries, des levures des champignons et de débris végétaux… Je les observe un moment, savourant en même temps le vent doux sur la crête, infiniment plaisant. Battements d’ailes quelque part entre les branches, de grandes ailes d’un grand oiseau invisible.

Rimski cependant m’impose comme souvent une flânerie bien plus rapide que je ne la souhaiterais, avec des haltes brutales pour flairer des odeurs que je ne perçois pas et des emballements imprévisibles. C’est, comme le fait de devoir charrier des tombereaux de cailloux, l’une des nombreuses contraintes que suppose la cohabitation avec un tel chien. J’ai vu l’autre jour sur Facebook un post qui m’a agacé, d’un propriétaire de samoyède qui vantait, sur fond de flûte évaporée et à grand renfort d’échos pseudo-poétiques, le pur bonheur qu’il y a à laisser son Nordique « se défouler » sur la faune sauvage en coursant les chevreuils comme bon lui semble, parce qu’il faut laisser son chien détaché, c’est une question de confiance, il revient… Bien sûr qu’il revient, il sait où sont sa niche, sa gamelle et les caresses de son maître. Lui, n’a pas un hiver à préparer. La période de chasse est déjà bien assez stressante pour la faune, si en plus tous les heureux possesseurs de chiens, qui plus est de chiens de chasse car le samoyède en est un, les lâchent de cette façon, c’est à pleurer devant tant d’irresponsabilité et d’indifférence à tout ce qui n’est pas nous. Le compagnonnage d’un nordique impose des contraintes fortes, qu’on est en droit de refuser en choisissant d’autres races (je me souviens de mes promenades avec le bouvier bernois d’Odile, sans laisse : le brave Eole, pourtant guère éduqué, marchait spontanément à mes pieds sans s’intéresser aux chevreuils, lui).

Il faut trouver des compromis. Il est possible de les lâcher, surtout si la promenade se fait avec des congénères : c’est ce que je fais quand on se promène avec la malamute de nos voisins d’en face, un œil quand même vigilant quand on approche d’une coulée. Il faut continuer à travailler le rappel, qui permet au moins en cas d’accident de retrouver son chien assez vite (c’est arrivé les premiers temps). Il est possible qu’avec Nouchka, les choses soient un peu différentes, que je puisse la laisser ou les laisser plus souvent détachés, mais pour l’heure le meilleur compromis que j’ai trouvé reste cette longe de dix mètres qui nous entrave un peu l’un et l’autre, fait de nous deux bêtes co-domestiquées, co-dépendantes, toujours en interaction.

Parfois je me plie à son rythme, je trottine ou je cours carrément puisqu’il est si pressé, ou bien je vais là où il le veut, à quatre pattes plus ou moins quand les pistes d’odeurs le conduisent sous les buissons. Le plus souvent j’impose en douceur le chemin à suivre, le chemin tracé sur lequel de toute façon il me précède. Parfois encore on partage nos découvertes : un crâne, un os, un gros tas de noix décortiquées au pied d’un hêtre (l’écureuil était là il n’y a pas bien longtemps, à en juger par la façon qu’a Rimski de humer). Au passage du cerf, du chevreuil, du renard, du sanglier, de la martre etc., on s’assoit tous les deux, le temps que se calme le désir de chasse qui le rend fou. Je compatis. Je lui donne une friandise, une caresse, rappels de sa condition d’animal domestique, et puis s’il en a encore envie on suit un peu la trace, on regarde de loin l’animal.

Je ne ferai jamais de lui un naturaliste impassible, pas plus qu’il ne fera de moi un chasseur, mais nous nous comprenons. Pour autant que je puisse en juger, cette vie d’attention et de compromis lui convient. Jamais il ne fugue, alors qu’il lui serait facile de creuser sous le grillage quand il est seul pour aller courir dans les bois qu’il connaît et qui sont aux portes de la maison. La promenade à trois, avec une chienne plus frêle et plus jeune, apportera d’autres contraintes, et d’autres richesses…

On poursuit cependant la promenade en revenant comme d’habitude par la piste forestière. Rimski perçoit bien avant moi le passage du gros 4×4 des chasseurs, après lesquels il aboie et qui nous saluent très courtoisement. La régularité de la piste et l’absence d’obstacles me permettent de me replonger dans mes rêveries littéraires, ne gardant plus qu’un œil sur les Bauges en face, à peine blanches, et sur Rimski qui trotte nonchalamment. Je pense au Livre de Madère. J’imagine que Niels me convoque en Dordogne l’été prochain, et je mêle dans ma tête le livre avorté Passez par les grottes ! à ce livre toujours en devenir. Je ne sais pas ce que je veux dire, mais j’éprouve le besoin de le dire. Je ne veux pas que le livre devienne un plan à exécuter mais reste une quête sans objet. Sinon, à quoi bon ? Octobre s’achève. Je vais rentrer à la maison retrouver comme avant Clément et Léo, Léo pas bien changé mais plus urbain, avec ses cheveux longs peu compatibles avec les travaux du jardin (et bientôt victimes d’une tonte amicale autant que radicale). Je songe, je me perds, j’oublie le chemin…

Rimski m’y ramène en s’engouffrant dans une coulée. Il geint, il pleure, il aboie après le très gros animal qui s’éloigne lentement entre les hêtres. J’ai rarement vu mon pauvre loup dans un pareil état d’excitation, mais ce qui se dégage de lui est moins la frustration, pourtant considérable, qu’une sorte de joie sauvage. L’instant d’après, il repart de plus belle, en quête d’un autre animal, et je le laisse tourner en rond, bondir d’une branche à l’autre, et nous dansons tous deux sur la crête en sachant parfaitement que la beauté et la liberté supposent l’acceptation heureuse des contraintes…

28/10/23

 

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