Route, mai 2016

 

 

 

SORTIE DE ROUTE

 

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Je savais que cela arriverait tôt ou tard : l’anicroche, la panne sèche, l’incident, l’accident qui fait que tu te retrouves à piétiner sur la route où tu roulais – et tu t’étonnes alors des distances et de la lenteur du monde… Mai a sonné, et je sais que la fin se rapproche. J’y pense plus que jamais, à chaque chauffard qui coupe le virage, à chaque frayeur que je me fais tout seul ; d’une façon ou d’une autre je finirai piéton.

Tout de même je n’aurais jamais pensé que cela se passerait ainsi.

 

*

 

Il fait grand beau temps et la lumière inonde la Vallée. Je marche à grands pas derrière mon propre pneu qui s’en va tout seul, sans jante ni voiture. Après avoir quitté le garage il descend la pente, roule jusqu’au hangar qu’il longe sans vaciller, tourne à gauche (je ne pensais pas que ce fût possible), puis traverse la route. Je cours pour ne pas le perdre de vue, mais je le vois tourner à nouveau et s’engager sur le chemin des Landaz, où il disparaît.

 

« Eh ! Qu’est-ce que tu fiches ? Ma femme m’a dit qu’elle avait vu passer un pneu tout seul ! T’as déjanté ?

– Non, c’est moi qui l’ai lancé…

– T’es pas fou ? Tu fais du lancer de pneus, maintenant ?

– Oui… Je m’apprêtais à partir, mais il fallait que je charge les pneus d’été dans la voiture pour remplacer ceux d’hiver (il est temps). Comme j’étais pressé je les ai faits rouler du garage vers la plateforme où je suis garé (je fais toujours comme ça). Quand j’ai voulu les récupérer, je n’en ai plus trouvé que trois. Cela fait une heure que je cherche le quatrième. J’ai regardé partout autour du hangar, j’ai refait à pied la route jusqu’au virage, j’ai fouillé toutes les ornières et tous les buissons, mais je n’ai rien trouvé. J’ai alors lancé un autre pneu pour voir où il irait, mais il a dévalé et je l’ai également perdu de vue.

– C’est un gag !

– Oui… enfin non, il faut que je les retrouve… »

 

C’est ainsi que j’ai quitté la route pour le chemin. Maintenant je marche au milieu des pissenlits, des coucous et des orties : il fait beau, l’air est délicieusement piquant et une bergeronnette m’accompagne en sautillant. Au bout d’une longue recherche je retrouve, au pied d’un châtaignier, le pneu que j’ai lancé, puis celui qui s’était fait la malle : il est là, à moitié immergé dans l’eau de la gouille, trace d’un accident qui n’a pas eu lieu ou d’un improbable retour à l’état sauvage. Les deux canards qui gîtent dans les joncs s’envolent bruyamment à mon approche. Je m’enfonce un peu dans la terre spongieuse, atteins et finalement ramène le pneu ruisselant à l’intérieur duquel grouillent déjà quelques centaines de têtards sombres et luisants comme lui.

Je tire de cette histoire la triple moralité suivante : vouloir gagner du temps en fait souvent perdre ; perdre du temps peut être agréable ; le pire n’est pas toujours certain, puisque l’on peut sortir de la route sans dommage.

 

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3 mai 2016

 

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