Souvenirs de scènes

 

 

Angélique Ionatos, pour toucher terre et mer

 

 

En cette décennie des années 80 la lumière venait par le sud, par l’avant, par l’ailleurs, par les voix détournées, étouffées, des dernières utopies. Qu’on ne m’en veuille pas d’avoir souvent regardé en arrière : ce n’était pas frilosité mais lucidité sur ce qui était en train d’advenir.

Ce soir pourtant, ce soir-là – dans une église moderne de Grenoble l’hiver 84 ou bien face à la table quelque trente ans plus tard − c’est une lumière plus intemporelle qui me rappelle à une nostalgie plus ancienne…

 

*

 

La chanteuse est très belle, d’une beauté d’oiseau furtif, de nymphe des bois, de jeune torrent ou de rivage. Il émane d’elle une sensation de force et de fragilité, quelque chose de sauvage mais de généreux, qui n’intimide pas mais attire – et l’on sent qu’on a raison d’être attiré, que c’est un chant que l’on peut et que l’on doit suivre.

Je l’écoute, je la regarde, intensément. Me laisse porter par son souffle, balloter dans ses eaux claires comme par un ressac. C’est le mystère en pleine lumière, un rêve en bleu profond, la parole analphabète de la mer et des pierres, le chant d’Orphée qui triomphe de celui, délétère et morbide, des Sirènes.

Dans l’église et le crâne on sent bien cette fièvre qui parcourt les Grecs en exil comme ceux qui, comme moi, ne comprennent pas la langue, mais se sentent soudain eux aussi éloignés de leur terre natale. Assis sur le banc dur à quelques mètres de l’autel je suis cet enfant fasciné, ce « sans parole » qui reçoit pour la première fois les inflexions de la Parole comme une révélation.

Quelque chose comme une transe rentrée.

Vibration.

Pulsation.

Déchirures.

Réconciliation.

 

*

 

Parfois la chanson est plus qu’une chanson mais ramène à ce lieu d’où naissent les mots et les musiques, aux sources de l’expérience poétique et même, peut-être (mais c’est probablement la même chose) du sacré. Ce n’est plus seulement un individu qui chante mais la voix d’un peuple et d’un pays – voix à la fois anonyme et totalement incarnée, universelle et particulière : ainsi d’Angélique Ionatos chantant Élitys et la Grèce.

Avec elle je plonge, je sombre, je remonte à la surface et j’aborde à l’improviste sur l’une de ces îles où se forgent nos rêves les plus précieux.

Si je ferme les yeux je vois très bien cette île : les trois criques, le petit sentier caillouteux où pourrit une patte de chèvre, les buissons épineux ; le sable blanc, le sable noir, le sable vert de la dernière crique ; la lumière, la mer Égée, le bleu, le bleu, l’éternité du bleu.

C’est ce bleu impossible à dire ou à peindre, ce bleu mental et vital que je retrouve de loin en loin depuis trente ans, à chaque récital, à chaque disque d’Angélique Ionatos.

Certains Amérindiens, lors de leur initiation, reçoivent parait-il un nom secret et un poème qui les accompagnent leur vie durant et les rappellent, aux moments périlleux de l’existence, à la fragilité, à l’immensité de ce qu’ils sont. En temps de manque j’ai puisé et je puise pour ma part dans l’écho de cette voix la force nécessaire pour poursuivre le chemin.

Comme l’enfance l’île réelle est désormais hors de portée, mais écouter Ionatos reste l’une des rares voies d’accès qui permettent parfois d’y revenir et, partant, de retoucher terre et mer.

 

Ionatos

 

 

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