Souvenirs de scènes

 

Déménagement d’été

 

Juillet21 06

 

Je n’avais pas prévu de faire du rangement ni du ménage aujourd’hui, et je ne sais même plus par quelle succession de hasards et de court-circuit mentaux me voici à faire des allers et retours du séjour à la cave avec des enceintes, mon tourne-disque et des piles de vinyles dans les mains…

C’est peut-être le retour de la pluie qui m’y a poussé, et la chanson « La pluie dans la tête » d’Annkrist. Oui, tout est venu d’Annkrist, et du désir de préserver des dents de Rimski ma collections de disques vinyles (il éprouve en effet pour les livres et les disques une passion dévorante qui aurait toute ma sympathie si elle ne supprimait à mesure son objet) et de l’envie de réécouter avec le meilleur son possible cette voix si poignante. J’ai donc passé une partie de la matinée à installer la chaîne de mon adolescence à sa place de naguère, c’est-à-dire dans la bibliothèque où je rangeais jusqu’alors mon accordéon, libérée depuis hier grâce à la vente du Borsini de Léo (j’avais oublié ce détail sans lequel tout ce remue-ménage n’aurait en effet pas été possible). Je replonge ainsi dans les disques de ma mère, dans notre passé commun.

« Tout, j’ai tout retrouvé… »

Il y a ces disques d’avant ma naissance, ornés parfois d’un mot tracé au Bic par un ami dont je n’ai jamais entendu parler et qui est mort, peut-être. Il y a ceux où ma mère a écrit son prénom, et revoir ce « Josette » écrit de cette écriture à jamais perdue me pince le cœur.

Il y a celui-ci, de Tachan, que mon père a offert à « sa petite chérie qui le mérite bien » (ici, le rangement et le texte s’interrompent un moment).

Il y a ceux-là dédicacés par Anne Sylvestre, Angélique Ionatos, Jean Guidoni, Jean Vasca, Catherine Ribeiro…

Avec la maniaquerie qui a toujours été la mienne dans ce domaine, je classe les disques par ordre alphabétique puis prend la règle pour que l’alignement soit parfait.

Je retrouve l’émotion de la première écoute de Barbara, de Nougaro, de Brel, de Ferré. Je soupèse certains de ces trésors : le 45 tours de Marianne Oswald, acheté 500 francs autrefois, tous les disques d’Annkrist – aucun n’a jamais été réédité. Je remets en tremblant un peu la galette noire sous le diamant. Le son crachote un instant, puis s’élève avec une pureté miraculeuse : Annkrist est dans ma cave, j’ai treize ans, et je me laisse emporter par des sensations précises et oniriques, réverbères sous la pluie, odeurs « d’orage et de cerises », de lilas, de glycines, couleurs sombres et chatoyantes des secondes personnifiées, nappes d’une plainte bleue, j’en oublie presque Rimski qui commence à s’ennuyer à la porte…

Parfois, le son s’interrompt à cause d’un court-circuit (sans métaphore cette fois, il doit y avoir un problème électrique quelque part) ou parce que le disque est rayé, ou terminé (cela passe vite, une face de trente-trois tours), et il faut quitter le bureau pour aller nettoyer ou changer de face. Au moins l’écoute ne risque-t-elle pas de devenir machinale.

Une fois de plus le passé et le présent cheminent ensemble, en bonne entente. Je l’aime bien, ce gamin de treize ans qui, non content d’écouter les disques parfois délaissés de la jeunesse de sa mère, les complétait, les prolongeait, cherchant fébrilement dans les bacs de toutes les brocantes ceux qui manquaient encore, caisse de résonance des rêves chansonniers.

Message à mes enfants. Quand je mourrai, je sais bien que ces trésors iront à la benne : qui s’en soucierait encore, qui s’en souciera ? J’en bourrerais bien mon cercueil avant qu’on ne le brûle, mais je ne suis pas certain que cela soit autorisé (les fleurs, si, mais les disques vinyles ?). Alors, avant de tout jeter, s’il reste quelque part un tourne-disque en état de fonctionner, si l’époque permet encore cette sorte de futilités, est-ce que ce serait possible au moins de les écouter tous une dernière fois ? Et, si l’un d’entre eux vous parle, de le sauver ? Toutes ces voix mortes, c’est ma voix et la voix de votre grand-mère mêlées, c’est nos paroles et nos musiques de vivants qui résonnent encore, vous savez…

 

07/2021

 

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