Souvenirs de scènes

 

 

Attente au printemps

 

 

Anne Sylvestre

 

 

Une fois de plus le rituel de l’attente devant la salle de spectacles – avec, ce soir, une belle vue sur la Chartreuse et le ciel zébré de feu. Une fois encore on refait le compte du temps passé: mais oui, la première fois c’était en 1986 et j’avais l’âge de Léo, assis près de moi avec son frère, au premier rang, comme il convient. La salle est froide, sans charme, une salle des fêtes de campagne louée pour l’occasion par la bien nommée association « chanson buissonnière ». On se dit que ce sera peut-être, ce sera sans doute la dernière fois que l’on applaudira sur scène Anne Sylvestre – qu’on a vue tantôt à l’arrivée au fond d’un couloir qui regardait venir le public comme si c’était la première fois.

Dans la salle, toujours le même public plutôt féminin, toujours les mêmes – la dame à coup sûr aura le sentiment de chanter pour des amis. La salle se remplit (le récital est à guichet fermé, complet depuis des lustres), le temps de l’attente s’étire. Une fois de plus. Et toujours cette rumeur de bord de mer, ou de film qui défaille (Léo, qui me lit, me fait remarquer qu’en principe il déraille), ou de cauchemar, que le chanteur à sa mort doit entendre amplifiée, terrifiante, avec cette fatigue, cet engourdissement propres aux avant-spectacles ou aux trop longues vacances, à cause aussi de ces espèces de nuages en béton qui plus ou moins cachent les énormes tubes des souffleries au plafond de cette salle des fêtes décidément sinistre.

On se demande si quelque chose quand même pourra passer de l’urgence de chanter encore, de chanter quand même malgré ce qu’on imagine du poids des ans, quatre-vingt cinq ans dont soixante et plus de chanson, si la voix naguère si cristalline ne sera pas trop éraillée aussi, et la mémoire (que n’aidera bien sûr nul prompteur) tiendra bon ou filera à la mer, comme ce fut tout de même un peu le cas lors de cet ultime récital de Léo Ferré à Saint-Etienne, l’un de ses trois derniers, l’artiste quittant alors la scène après « Avec le temps » en demandant aux spectateurs de s’en aller sans applaudir après le dernier mot – et le public ce soir-là (mais pas le tout dernier) avait sagement obtempéré, retenant mal ses sanglots, chacun ramenant avec lui un gros paquet de tristesse, chacun déjà en deuil, comme encore ce fut le cas pour le dernier concert d’Higelin, on en parlait en venant, à la Philharmonie, chacun déjà en deuil, car le concert n’est jamais qu’une façon de transformer une heure trente de fuite vers la mort en mots et en musique, et le tomber de rideau (ici il n’y en a pas) semble toujours un rituel funèbre…

La chanteuse, cependant, de tout cela n’en aura cure. On sait bien que ce qui s’exprime dans ces lignes, écrites seulement pour passer le temps, de maussaderie brouillardeuse s’évanouira dès qu’elle sera là, offrant simplement sa présence au présent pur du spectacle, oubliant le défi au temps et les deuils, car tout cela au bout du compte ce n’est que de la musique, « tagadatsointsoin », « de la vraie musique », « toujours juste un peu de bruit pour troubler le silence » comme chantait une autre (une autre qui arrive aussi au bout de sa piste de chant), et la qualité de la voix importe peu (on l’a assez vu il y a deux ans avec Renaud) quand on a ce bonheur de partager encore ce qu’on a de plus précieux avec un public d’amis prêt à tout pardonner… Clément s’exclame, car il est impatient (« il a du cœur, il aime la vie, et la mort ne lui fait pas peur »): « Ah, il est cinquante-neuf! » – huit heures le temps d’écrire ces mots, car l’écriture a toujours un wagon de retard sur la vie. Les lumières s’éteignent, les projos s’allument, le public applaudit : Anne Sylvestre est là, se jette à l’eau, se trompe, reprend tout en intimant d’un geste au public l’ordre de ne pas applaudir (« les chanteurs n’aiment pas qu’on applaudisse leurs erreurs, je vous remercie… pour votre indifférence ! »).

 

Un concert ne se raconte pas : on ne peut guère qu’en montrer les contours. Parler de l’attente, des peurs, des ratés (il y en aura bien peu ce soir, toujours rattrapés avec élégance). Dire le rire de Clément, l’étonnement de retrouver finalement la chanteuse en si belle forme, avec un répertoire tourné vers les chansons les plus récentes, sa capacité d’émouvoir plus vive que jamais, l’élocution impeccable, le sens de la réparti inchangé, et ce que la voix a perdu dans les aigus ne pèse pas grand-chose face à la joie des retrouvailles…

On dira simplement que ce fut une belle soirée.

 

16/03/2019

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