Souvenirs de scènes

 

« Vendredi, je crois aux fantômes »

 

 

Ma tête résonne de chansons autant que de souvenirs, et rares sont les moments où je ne fredonne pas. Souvent ce sont des chansons plantées profondément dans les strates les plus anciennes de ma mémoire, ou bien les derniers rejets de vieux arbres ; mais pour une fois, il se trouve que ma manie chansonnière se trouve ravivée non par un de ces augustes septuagénaires que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, ni par un chanteur mort, mais par un jeune homme au visage d’ange.

Vu de l’extérieur cela peut paraître étrange, voire futile – d’une futilité qu’il me faudra un jour raconter, questionner, explorer dans un livre dont ces pages sont sans doute les premières esquisses ; mais ce serait oublier que si je suis tombé dans ce chaudron de la chanson, c’était d’abord en n’y comprenant presque rien, par pure fascination pour ces êtres hors du monde que je voyais virevolter sur la scène – et si l’émotion des textes déjà me traversait, cela ne passait pas par l’intellect.

Toujours est-il que me voici en route vers Annecy, porté par un coup de tête, un élan, une impulsion, Clément à mes côtés comme pour me rassurer, en direction de cette petite salle du Brise-Glace dédiée aux musiques amplifiées où je suis allé voir l’an passé le Québécois Hubert Lenoir (dont la prestation sans nuances avait fini par me lasser). Bien sûr je crains la route, la foule, le bruit, et je crains surtout de ne pas être à ma place parmi ce public forcément jeune aussi. J’ai déjà connu ces déceptions : un élan qui s’arrête, une défaite sans conséquence mais une défaite quand même – et je repars retrouver mes fantômes. L’ange à l’affiche ne partage pas mes références littéraires, même si ses textes richement ambigus me touchent et me parlent. Sur disque, l’auto-tune et les sophistications du chant m’ont d’abord laissé dubitatif, et le tube qui enchante certaines de mes élèves m’a de prime abord paru kitch et gnangnan (ce qu’il est – mais la capacité qu’a l’artiste à assumer tous les registres, à jouer subtilement sur le second degré et à mettre de l’élégance dans tout ce qu’il fait dissout les réticences).

Dans la queue se mêle un public sympathiquement hétéroclite : des jeunes et des moins jeunes (une cohorte de collégiens débarquera plus tard), des gays et des moins gays, des familles aussi. Conversations paisibles. Un enfant chante les tubes de l’artiste en suivant les paroles sur son smartphone et je joins ma voix à la sienne.

Le groupe qui joue en première partie, dont j’ai aimé les morceaux sur disque, me déçoit quelque peu par manque de relief – et aussi parce que le son est si mauvais, la voix très grave du chanteur si en retrait, qu’il est difficile de comprendre les textes. Je crains le pire, le trajet inutile, la fin de l’escapade.

Dès l’apparition du jeune homme le doute est écarté. Oh, je sais qu’il faut se méfier de l’enthousiasme de l’entrée en scène, tenir sur la durée n’est pas donné à tout le monde, mais le fait est que la voix est belle et claire, la diction impeccable, le son parfaitement équilibré (c’est le frangin qui s’en occupe), la présence évidente. La salle est emportée. Il m’emporte, moi, hors du temps, et me voici en osmose flagrante avec l’instant. En lui je me vois ainsi dansant dans la lumière, à bout de souffle parfois comme lui feint de l’être pour mieux se lancer dans une improvisation sans doute préméditée. Il chante avec ma tessiture, ô ce bonheur vibrant et sensuel des aigus. Il chante de tout son cœur, sans retenue, fragile et sûr de lui, sophistiqué et naturel, multipliant les ruptures de ton, alternant le drame et l’humour, les envolées romantico-baroques et le dépouillement, serrant les mains tendues, chaleureux, sans afféterie, même pas vraiment poseur dans sa façon d’assumer la part de séduction inhérente au concert. Il vous regarde vraiment, même s’il est aussi myope sans doute que l’était Barbara, d’un regard vivant, heureux du bonheur qu’il voit dans vos yeux, étonné de votre étonnement, candide encore comme le débutant qu’il n’est plus (une vidéo d’un concert antérieur de quelques mois permet de mesurer le chemin parcouru dans la maîtrise de la voix et de l’espace scénique).

Pourquoi est-ce que je ressens, moi, une telle joie ? – Ce que je retrouve ce soir-là, en février 2023, avec Pierre de Maere, c’est, je crois, l’éblouissement que j’ai connu en février 1984 lorsque j’ai vu, à l’âge de huit ou neuf ans, Guidoni virevolter sur la scène avec son boa rose – ce bonheur immense et communicatif de chanter sur une scène.

 

 

Il y a rose grandiose, il y a rose gnangnan, quelques apothéoses et des inconvénients… 

Je n’en ai pas conscience sur le moment, jusqu’à ce qu’une secousse émotionnelle juxtapose dans ma tête les deux images du passé, du présent. Comme dans un rêve l’artiste chante : Maman, j’hallucine, je vois les morts / Et je me plais si bien dans ce décor / Que j’oublierai demain… Comme je me plais dans ce décor ! Le fantôme de ma mère est là, elle qui dans sa jeunesse s’est tellement enthousiasmée pour Reggiani, puis pour Guidoni et pour Dominique A, dont nous avons suivi ensemble les beaux débuts (Dominique, c’est en mai que je le retrouve).

Je sors sur un nuage. Clément, laconique, impassible comme à son habitude, commente sobrement : « C’était génial. »

Pendant plusieurs jours (trois), je lutte contre la tentation à tout point de vue déraisonnable de faire l’aller-retour à Paris pour le revoir sur la scène de son premier Olympia le 12 mai. Puis je cède. Réserve la chambre, achète les billets de train et la place avant que ce ne soit complet (ce qui est le cas quelques jours plus tard). Oh, ce n’est pas futile, cela fait terriblement sens. Ce sera 33 ans après le 21 mai 1990, Jean Guidoni en lettres rouges sur le fronton de l’Olympia. En moi demeure ce jeune garçon de quinze ans avec un chapeau noir et un grand dahlia blanc au revers de sa veste – à cause de « Smoking blanc » et de la « fleur au revers étroit exubérante »… Ce sera l’Olympia ! Bien sûr, la salle a été reconstruite quelques mètres plus loin entre temps mais la façade est restée, celle que ma mère n’avait pas réussi à atteindre en avril 2014 lors de notre dernier voyage tant elle était épuisée. C’est avec son fantôme que je vais acclamer l’envol du jeune homme vers un ciel de gloire (la prochaine étape au Zénith est déjà programmée).

C’est un événement : je vais reprendre le train non pour aller voir un de mes vieux astres déclinants mais une jeune étoile toute prête à les rejoindre au firmament du Music-Hall.

24/02/23

 

Ce contenu a été publié dans Souvenirs de scènes. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.