Souvenirs de scènes

 

Un rêve (4)

 

La salle est triste, grise, terriblement décevante. Ce n’est donc que cela, le nouvel Olympia, copie presque sans lien avec la vieille salle dont j’avais gardé un souvenir ébloui ? Il est vrai que les lieux connus dans l’enfance paraissent souvent petits quand on les revoit plus tard : le Cirque d’Hiver de mes dix ans était, je m’en souviens, un temple froid, que la lucidité navrante de mes seize ans avait mécaniquement profané lorsque, en 1991, j’y étais retourné et n’avais plus retrouvé qu’une salle de spectacle.

Cette fois, cependant, on passe les bornes. Il y a tromperie sur l’enseigne, qui affiche pourtant comme autrefois en rouge flamboyant le nom du chanteur. Où est le rideau cramoisi ? Je ne vois qu’une salle de cinéma moderne et grise qui m’évoque celle du Carré Curial où nous avions naguère organisé un récital de Louis Arti (et si la magie n’avait pas été au rendez-vous, ce n’était certes pas la faute de l’artiste mais celle du lieu).

Nous sommes assis, nous sommes en place mais trop près de la scène, dont nous cherchons à nous écarter. Ma mère est là, qui proteste contre le manque de visibilité (écho, peut-être, d’une authentique protestation faite à l’encontre d’un photographe de presse indélicat le 21 mai 1990, à l’Olympia, et que j’entends encore clairement résonner dans la clameur des applaudissements : « Vous êtes grand, vous me cachez tout !… – J’y peux rien, je travaille ! »).

Les organisateurs s’agitent, enlèvent les fauteuils en velours pour les remplacer par des chaises en plastique blanc (au point où on en est…). La salle, comme souvent dans les rêves, est presque vide. Le chanteur enfin déboule sur scène (c’est une façon comme une autre de conjurer le trac), et le public clairsemé l’acclame. Il a revêtu un gros manteau d’hiver dans lequel il transpire et quitte aussitôt l’estrade pour chanter dans la salle, passant à travers les travées presque désertes sans manifester aucune gêne. Il crie une chanson inconnue dont on ne comprend absolument pas les paroles parce que le son est inaudible. Le micro manifestement ne fonctionne pas — un micro sans fil qu’il tient dans sa main, pestant et chantant quand même.

Je ne sais plus très bien ce qui se passe à ce moment-là. Joëlle, sans doute pour l’aider, se lève et arrache le mécanisme du micro caché dans le manteau. Le chanteur, déconcerté, continue à chanter en tenant le microphone dans la main, monte tout au sommet de la salle vide, disparaît un instant et revient avec un autre grand micro argenté qui ne fonctionne pas davantage. Il a beau s’agiter, arpenter la salle et la scène, pousser la voix, qu’il a puissante, jusqu’à la rupture, on ne l’entend pas. Il n’y a pas de musiciens, pas d’éclairages, pas de son, et le spectacle est un désastre. Au bout de trois chansons inaudibles il disparaît en coulisses. Les gens n’applaudissent plus. On discute. Un quidam s’avance sur la scène pour annoncer que le chanteur a fait un malaise et a dû repartir en ambulance.

 

*

 

Je partageais avec ma mère ces rêves de spectacles toujours plus ou moins catastrophiques, qui n’étaient d’ailleurs pas toujours sans rapport avec la réalité.

La panne de guitare de Vasca dans la grande salle du Printemps de Bourges, en 1987.

Les pianos qui n’arrivaient pas, les projecteurs qui ne s’allumaient pas et les micros en panne lors du récital de Guidoni au Transbordeur de Lyon en 1990.

Cette même année, l’absence de retours lors des premières chansons du concert à l’Olympia : le chanteur tourne sur la scène pendant « La chanson de Mandalay » en criant, hors micro en direction des coulisses : « J’ai pas de retours ! » ; dans la salle personne ne s’aperçoit de rien, et les images diffusées à la télévision ne permettent pas non plus de le voir, mais je me souviens maintenant que cette scène figurait aussi dans le rêve de cette nuit…

« On passe sa vie dans ce métier à régler des incidents techniques »…

Peur de la scène. Peur de la panne. Peur de tomber. Peur de voir le chanteur tomber. Peur du trou de mémoire, de la salle vide ou qui se vide (c’est le pire). Peur ultime de voir l’artiste vieilli ne pouvant plus assurer le spectacle, et s’effondrant sur scène. La scène n’est pas qu’un concentré de vie mais aussi un concentré de peur.

 

31/12/14

 

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