Souvenirs de scènes

 

La Vie, Lisa Ducasse et Arthur H à La Belle électrique le 28 avril 2023

 

Photographie: Laurence Lacour

 

D’abord, la toute jeune chanteuse aux pieds nus, Lisa Ducasse, touche et séduit par son chant nu, a cappella, très pur, qui s’élève de la pénombre et se fraye un chemin parmi les rumeurs. Elle vient de l’île Maurice, on le saura plus tard, cette jeune fille fragile et courageuse – car il en faut assurément, du courage, pour venir chanter ainsi « si nue pour ces gens-là », comme disait Annkrist. Paroles feutrées, limpides, qui parlent d’ailleurs, de toutes sortes de départs, paroles intimes et générales qui sonnent juste. La salle frémit quand elle chante en créole mauricien une adaptation de « La chanson des vieux amants » par son père, poète mauricien qui aime se savoir applaudi en toutes sortes de villes de France… Il faut dire que dans l’assemblée, je crois que nous sommes quelques-uns à être particulièrement sensibles à cette présence-absence du père.

Arthur H, je ne l’ai plus revu depuis ses débuts, dans la salle bleue des Francofolies et au théâtre Charles Dullin de Chambéry où mes parents l’avaient fait venir dans le cadre de leur association chansonnière. Je l’ai écouté de loin en loin, toujours avec intérêt, mais pour diverses raisons ou bien sans raison, la rencontre n’a pas eu lieu. Jusqu’à ce que j’écoute son dernier disque intitulé La vie, où la présence vivante du baladin disparu m’est apparue de façon stupéfiante, par-delà la chanson qui évoque explicitement le secret partagé des violences subies par Jacques pendant son enfance… Je sais que je suis venu ce soir retrouver un peu de lui, autant dire un peu de ma mère puisque, par un court-circuit un peu étrange, les deux dans ma tête et mon cœur sont désormais liés.

La Belle électrique, salle grenobloise dédiée aux musiques amplifiées ce soir pleine à craquer, car le spectacle affiche complet depuis des mois, me semble un lieu propice à tous les courts-circuits. Je suis là, au deuxième rang de face, paré pour le voyage, en fait déjà parti. Le son est parfait. On oublie vite les ankyloses, le mal au pied, la chaleur. Nous sommes en route.

Bien sûr un concert ne se raconte pas, on ne peut risquer que des flashes et des généralités. Comment dire ce flux d’émotions contradictoires, ces vagues d’enthousiasme et d’étonnement, ce flux et ce reflux qui ont porté la salle plus de deux heures durant ? Que de progrès accomplis depuis les tous débuts. Chapeau noir, veste blanche qu’il enlèvera bientôt tant il fait chaud et fera mine de lancer au public avec la mine d’un enfant qui s’amuse, silhouette frêle et souple, l’artiste est élégant, d’une présence pudique – ce n’est que ponctuellement qu’il s’avance en pleine lumière sur l’avant de la scène, restant le plus souvent au piano ou bien avec les musiciens ou se mettant en scène derrière le rideau transparent que facétieusement il ouvre pour faire apparaître la toile de scène. Nul besoin d’écrans géants ni de centaines de projecteurs pour faire du concert un enchantement visuel : avec les silhouettes découpées d’un phénix et d’un ange qui devient, quand on le retourne, squelette, et une lampe de poche braquée sur lesdites silhouettes et les musiciens, c’est tout un théâtre d’ombres chinoises touchant, enfantin et signifiant qu’Arthur H fait vivre sous nos yeux. Outre les titres les plus connus de l’artiste que le public applaudit, fredonne ou chante à pleins poumons (« Adieu tristesse », « La boxeuse amoureuse »…), ce sont les chansons du dernier disque qui sont les plus acclamées, peut-être parce qu’elles donnent lieu aux plus belles trouvailles musicales et scéniques. Ainsi de « La Vie » avec son introduction aux blos chantants, ou de « Tous addict », pour laquelle Arthur place la mort au centre de la scène pour mieux la défier avec, d’une part, d’incroyables et virtuoses envolées musicales qui évoquent le meilleur de son père, et d’autre part le jeu des ombres qui rendent son squelette tout petit face aux silhouettes démesurées du violoncelliste, du percussionniste et du guitariste. Chaque musicien est d’ailleurs à lui seul un spectacle : guitariste virtuose, percussionniste digne de Mahut, violoncelliste à la grande barbe ogresque capable de faire de la musique électronique avec son violoncelle…

Dans la salle le public est bouche bée. Il acclame les quatre compères avec un enthousiasme comme je les aime, d’écoute et non d’hystérie, de complicité et de partage. « Invoque la beauté, célèbre la vie » : le message est higelinesquement simple, mais porté de la plus belle des façons. Quand Arthur présente finalement ses musiciens, c’est encore la voix de Jacques qu’on entend. Il ne sera pas directement question de Jacques ce soir,  mais c’était sans doute le plus bel hommage à lui rendre que d’être différent de lui, de ne pas reprendre ses chansons, de ne pas prononcer son nom mais de l’incarner en le prolongeant.  L’amateur d’Higelin que j’entendais parler avant le début du concert le murmure en sortant : « Jacques est vivant ! »

On l’est aussi nous-mêmes un peu plus, un peu mieux, en sortant.

 

Grenoble 28/04/23

 

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