Souvenirs de scènes

 

Un rêve (3)

 

 

Je suis dans la petite chambre lambrissée de Montluçon. C’est le matin, et je sais que mes grands-parents, dont j’entends les voix assourdies et le piétinement à l’étage au-dessus, m’attendent pour petit-déjeuner, mais je paresse. J’ai emporté avec moi un ordinateur sur l’écran duquel défilent des images de Jean Guidoni. Ma mère s’arrête et les regarde avec moi. Il n’y a pas de son, mais ce n’est pas nécessaire : ces images – qui ne correspondent à aucune vidéo connue – sont censées nous êtres si familières que nous savons très bien ce que chante l’artiste. Le voici, jeune et très élégant, habillé d’une chemise rouge que je ne lui ai jamais vue, en train d’interpréter un texte de Prévert (je crois que c’est « La chanson de l’homme », qu’il chantait dans le contre-jour d’un projecteur et les volutes de fumée en ouverture du récital de l’Européen en 1989). Un instant je nous revois – les lieux changent vite – sous les combles de l’ancienne maison de campagne, en train de regarder sur un téléviseur en noir et blanc une émission qui s’appelait, je crois, « Mille bravos », où il chante « Marseille » en évoluant parmi le public. Retour devant l’écran de l’ordinateur. Je sais maintenant que le chanteur est mort, je viens de le comprendre, et je pleure.

 

Par un de ces glissements dont les rêves et l’écriture sont coutumiers, toute la douleur du deuil attachée à la mort de ma mère s’est semble-t-il déplacée sur l’artiste qui nous était si cher. Mais cette scène renvoie aussi à d’autres, réellement vécues, assez comparables. À tel repas brutalement interrompu par les larmes de l’enfant : « Vasca va mourir, et on ne le saura même pas ! » ; ou, plus tard, au sortir de telle salle de spectacle (je crois que c’est le Café de la Danse en 1992), en compagnie précisément de Jean Vasca, et comme celui-ci vient d’évoquer la mauvaise santé de Léo Ferré (qui était encore en vie), les larmes aussi (de tels épanchements provoquaient inévitablement la consternation) ; ou encore cette scène que je situe dans une cabine téléphonique des Orcades, lors d’un voyage solitaire effectué vers l’âge de vingt ans : la voix au téléphone m’apprend la mort de Colette Magny, et je pleure ; puis aussi : la mort de Nougaro, de Barbara, d’Alain Bashung – la liste s’accroît, fatalement, au fil des ans.

 

Le récital de chanson reste ainsi associé à une conscience ravivée de l’éphémère, qui fait revivre toutes nos vies en accéléré : la naissance comme une porte qui claque et une entrée en scène, le tourbillon des rencontres et des mots, l’acmé des morceaux attendus, le coup de semonce de la première sortie, les rappels, puis la sortie définitive. Tout notre monde intime s’y raccroche ou s’y noie.

 

Dans la chambre sous les combles je m’obstine à fouiller à travers les vieilles revues tout ce passé mauvais « à l’odeur de soupe aux larmes ». Je croise mon fantôme qui hante des coulisses, des travées, des balcons de théâtre qui, pour la plupart, ont fermé ou bien ont été reconstruits « à l’identique » (tu parles).

 

Voici encore. J’ai dix ans et je me suis glissé dans la loge de l’artiste, qui me laisse entrer, ébouriffe ma tignasse et me gratifie d’une chaise et d’une dédicace au sourire. J’attends que la salle se remplisse. J’attends que le rideau se lève. J’attends, le spectacle terminé, que l’artiste revienne. Je regarde les projecteurs éteints, les pupitres sans partitions, les instruments rangés, et j’attends.

 

 

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