Souvenirs de scènes

 

 

Jean Guidoni à Portes-lès-Valence

(Train-Théâtre, novembre 2014)

 

 

Ces souvenirs de scènes, ces moments passés dans le cocon des salles de théâtre à se laisser emporter par les voix et les musiques, ont l’éclat irréel de rêves éveillés, l’intensité des plus lointains voyages et, au fond, c’est aussi en eux qu’est restée préservée, comme la peinture des grottes sous la calcite, la part encore vive de notre mémoire…

Voilà. Cette fois, on est à l’heure. On a salué l’artiste qui devisait tranquillement devant le Train-Théâtre avec une amie d’enfance. Les rumeurs de hall de gare maintenant remplacent celles de la salle, qui s’est éteinte. On se laisse un court instant aller à cette nuit de l’avant-spectacle, puis le rideau s’ouvre sur un ciel d’aube ou de crépuscule dans lequel l’horloge détraquée fait une belle lune. Assis de dos sur une malle l’homme attend. Montent la musique et la voix de son attente, de notre attente – voix grave, profonde, chaude, familière, immensément chère et touchante.

« On vide un café, on en touille un autre. Le temps passe de cafetière en cafetière… »

Justesse absolue de cette voix intérieure qui se déploie peu à peu, de ce piano lancinant, de cette guitare qui pince au cœur, de cette image de l’homme assis sous l’horloge. Déjà on ne sait plus très bien qui l’on est, anonyme dans la foule anonyme des spectateurs, anonyme comme l’est ce quidam attablé au Café des Tilleuls, et qui devient tilleul lui-même…

« Je n’aurai pas vu crever les secondes

Je serai tilleul sous la Montparnasse

Souriant de voir blotties sous mon ombre

Mes feuilles chutant au fond de ta tasse… »

Puis le temps file, une chanson chasse l’autre comme décembre chasse novembre. L’artiste salue un à un chaque musicien, et il est évident que quelque chose est en train de se passer. C’est un peu comme les coups de sifflet qui précèdent l’ébranlement du train. Cette fois, on est embarqué. Cela ne cessera pas, ne s’arrêtera pas. Le train est parti, qui roule sans faiblir et ne s’arrêtera plus jusqu’à la fin.

« Paris-Milan, j’attendrai bien un millénaire de pluie… »

Cette envie… cette envie folle de continuer à avancer, à vivre… à suivre ce train-là, à se laisser emporter, déporter, balloter…

Depuis trente ans, c’est à peu près à chaque fois la même stupeur (ce soir plus vive encore) devant cette manière qu’a Guidoni d’habiter l’espace de la scène (il la lui faut vaste) : non pas en conquérant, à peine en chanteur, mais d’abord en danseur. Il faut le voir ainsi évoluer « au bout du long doigt des projecteurs comme s’il narguait la pesanteur », réinventer chaque fois ces gestes précis qui lui viennent spontanément, se tenir dans l’ombre, ombre lui-même sur fond de feu ou d’aube, ou mimer une fois encore la fin violente de « Vérone véronal »…

Chanteur à textes, paraît-il ? Qu’on me pardonne : aucun texte tout seul sur une page ne peut vibrer comme vibrent cette voix et ce corps-là. J’ai encore en mémoire les images de cette première fois où, âgé de huit ans à peine, je l’ai vu chanter et danser sur la grande scène d’Annemasse. Je n’avais, il va sans dire, pas compris grand-chose aux textes alambiqués de Pierre Philippe, et pourtant tout ressenti avec une fascination que je retrouve à peu près inchangée.

Ce pourrait être nostalgique ; je n’ai rien contre. Et je sais bien qu’être assis dans cette salle est encore une manière de tenter, comme dans le rêve ou l’écriture, de la retrouver, elle – parce que seule la mort pouvait faire qu’elle ne soit pas assise ici avec nous, et qu’être là sans qu’elle y soit est une aberration. (D’ailleurs, elle est là quand même, qui regarde à travers mes yeux, et sa présence parfois me brouille le regard.)

Mais un spectacle de Guidoni laisse peu de prise à la nostalgie. Une fois encore le répertoire a été entièrement renouvelé (il s’agit, à quatre exceptions près, de chansons d’Allain Leprest, dont plusieurs sont inédites). Même la très célèbre « Djemila » semble neuve, réarrangée et dansée sur fond de volutes rouges.

À mesure que filent les secondes, les paysages, les chansons, il y a cependant comme des flashes, des courts-circuits qui mettent brusquement en relation des moments de vie très éloignés dans le temps et donnent la sensation, non d’un retour en arrière plus ou moins douloureux, mais d’être en dehors du temps, dans la continuité souterraine des spectacles. C’est le cas avec le si touchant « Y a un climat », puis avec « Putain, traînée, salope » — une chanson d’Allain Leprest que je n’aime pas mais qui, chantée ce soir-là dans la lumière violente d’un projecteur blanc avec une gamme de nuances et une justesse inouïes, me relie au grand froid du Cirque d’Hiver en 1985 et de l’album Putains.

Ainsi aussi de cette version risquée, frôlant le contre-sens, de « Je marche dans les villes ». D’abord, la chanson commence comme une flânerie un peu bancale, un peu pataude, avec banjo et sourire en coin ; puis le rythme s’accélère, la voix libère toute sa puissance, l’interprète se laisse aller au pur bonheur de chanter en délaissant la pesanteur et la distance, et c’est exactement comme si l’artiste parvenait, en trois minutes et sans rupture, à réunir le Guidoni d’aujourd’hui et le jeune homme en noir qui, en 1980, déboulait sur la scène du Théâtre en Rond…

Et puis, qu’importe le parcours de Guidoni et du spectateur fidèle que je suis. Au bout du voyage, chacun se retrouve à nu face à la peur essentielle du temps, à l’angoisse et au vertige de la « Chute ». « J’ai peur… »

« J’ai peur de tout ce que je serre

Inutilement dans mes bras

Face à l’horloge nécessaire

Du temps qui me les reprendra… »

Face à cela, peu de choses… Le pied-de-nez d’un final triomphal qui proclame, « Homo sapiens », que « tout est mal qui finit bien ». L’image d’Anne Sylvestre, assise à quelques places de là, applaudissant son compère de chant. La salle du Train-Théâtre (nom idéal, lieu parfait…), comble et fraternelle, qui acclame debout l’artiste et chante avec lui « Reviendre » / « L’amour… » (on gardera dans le cœur et en tête cette mélodie-là plusieurs jours durant…). Le défi à la mort. Le triomphe de l’éphémère sans paillettes – et sans jeux de mots (car ceux-là, au fond tellement vains, n’apparaissent qu’à l’écrit, toujours un peu trop malin…):

« L’amour des voix… l’amour des formes… l’amour des fins… »

Cher Jean, merci pour le voyage, pour cette belle osmose avec les musiciens, pour ces moments de rêve plus vrais que la plupart de ceux qui nous sont ordinairement donnés à vivre −, merci et à bientôt…

 

 7/11/14

 

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