Souvenirs de scènes

 

Hubert Félix Thiéfaine unplugged,

« ce que le temps a donné à l’homme »

 

Thiéfaine à Voiron février 2022

Photographie : Laurence Lacour

 

« Dis-moi comment sortir des écrans… »

 

Sur l’écran de l’ordinateur un jeune homme nerveux aux traits fins et aux mains tremblantes dit d’une voix de tête bizarrement modulée sa tristesse de n’avoir pu entrer dans la danse de cette1993 célébration collective du concert (où d’autres, pourtant, avaient semblé si heureux), d’être resté au bord, en quelque sorte, comme au bal tous ceux qui n’osent pas. Il a le regard inquiet d’un acteur de muet pressentant dans la pénombre du hors-champ l’imminence d’une agression. Il dit (sur un ton chantant, détaché, peu naturel, avec une façon d’articuler chaque syllabe qu’on pourrait interpréter comme de l’ironie ou une volonté de s’auto-parodier) : « J’avais très envie de participer à ça… mais en même temps j’étais tellement angoissé !… Je me sens si peu à ma place parmi le public de Thiéfaine… » En arrière-plan sonore on entend la voix sépulcrale du chanteur ânonner « Les dingues et les paumés » dans la version de l’Olympia 1983.

Dingue, ce jeune homme l’était, et paumé autant que l’on peut être (aujourd’hui on lui aurait simplement expliqué ce que c’est qu’être autiste et tout aurait été un peu moins difficile à vivre); ce n’était pas la faute de l’artiste si la fête lui avait été impossible : il était simplement prisonnier de barreaux invisibles à travers lesquels ne passaient, en solo et par intermittence, que la musique et les mots.

 

Souvenirs de scènes : souvenirs de grandes joies, de grandes ferveurs, de grandes déceptions parfois, puisque la scène n’est que la vie en plus dense.

 

Trente-trois ans plus tard la peur de passer à côté de l’ultime chance de construire un vraibeau souvenir en compagnie de l’artiste auquel je suis resté fidèle m’affole. Hubert Félix Thiéfaine a soixante-treize ans, comment y croire ? La tournée acoustique vient de commencer, que je suis à travers les écrans. L’entrée en scène de la première date post-confinement m’inquiète : la voix semble fatiguée, vacillante, sans relief, Hubert paraît enfin avoir vieilli (lui sur qui le temps jusqu’à présent a eu si peu de prise que c’est à croire qu’il a passé un pacte avec Méphisto, il doit y avoir dans la cave de sa maison jurassienne un terrible tableau de vieillard difforme). Le dernier variant de la pandémie fait des ravages, les jauges dans les salles ont été rétablies : et si la tournée s’arrêtait avant le concert d’avril pour lequel j’ai pris depuis longtemps des places, à Annecy ? Et si je passais à côté de ce qui sera peut-être les derniers feux, ainsi que je l’ai fait pour Higelin en ne me rendant pas à la Philharmonie de Paris comme j’aurais dû le faire ? Un jour viendra où « j’apprendrai par Radio Mongole Internationale la nouvelle de cette catastrophe aérienne dans le secteur septentrional de mes hémisphères cérébelleux… », comme un jour est venu où est apparu sur l’écran du maudit Smartphone le titre fatal : « Jacques Higelin est mort » (et avec lui, mais l’article ne le disait pas, des pans entiers de notre mémoire collective). Je rentrais en bus de Barcelone – c’est bien long, tout ce trajet à pleurer. J’aurais peut-être un peu moins pleuré (mais ce n’est pas certain) si j’avais été présent pour ce dernier concert que je n’ai vu, là encore, que par écran interposé.

Je regarde les quelques bribes volées par les téléphones à cette première date dans une petite salle près de Dijon. La voix, une fois chauffée, n’a en fait pas bougé, peut-être plus retenue que naguère et surtout moins réverbérée que dans les grandes salles, mais la formule acoustique permet cette retenue. Le groupe qui l’accompagne d’emblée m’enthousiasme : saxophones baryton et ténor, guitares, violoncelle, contrebasse, clavier, batterie, on est loin de la pauvreté musicale de la tournée solitaire d’il y a une vingtaine d’années. Un concert est prévu dans trois jours, un vendredi 14 à vingt heures, au Grand Angle de Voiron, à deux heures d’ici. Par la grâce de la pandémie, il reste quelques places. Y aller n’est pas raisonnable, et il me faudra conduire seul jusque-là (un cauchemar) – mais il est trop tard pour renoncer : j’ai pris ma place.

 

Nuit blanche.

 

Au petit matin Clément me dit qu’il veut y aller aussi, « bien sûr», puis Élodie, puis les amis et voisins Laurence, Marian, Arsène – mon père et Anne ont déjà pris leurs places – si bien que c’est finalement en bande rassurante et après un trajet sans histoire qu’on déboule au Grand Angle, ce soir-là, avec pour ce qui me concerne une fébrilité presque comparable à celle qui me faisait tellement trembler quand j’avais dix-sept ans, mais aussi l’agréable sentiment d’être désormais moins seul (voilà déjà quelque chose que le temps « donne à l’homme », dans le meilleur des cas).

Des souvenirs de scènes, on va s’en fabriquer d’autres encore, des tout neufs, des vibrants, qui casseront l’écran qui nous sépare de la réalité. Élodie est là, près de moi, avec moi, qui me serre le bras quand je tremble trop fort…

Je tends mon passe sanitaire, j’attends dans le hall. Je regarde hébété la foule des quinquas qui converge vers le temple. Je sais que beaucoup viennent, par nostalgie, retrouver des bribes de leurs adolescences, mais ce n’est pas mon cas. C’est en écoutant « Page noire » et le dernier disque que la nécessité et l’urgence de venir se sont imposées. Parce qu’en ce disque qui ne parle que de la fin (la fin de l’artiste qui s’achemine inéluctablement vers « la der des der de ses tournées », celles des corps, du désir, d’une époque, d’un monde…), « gît un commencement ». J’espère recevoir, à défaut d’une leçon d’inespoir, une bonne claque de réalité, je ne sais pas… J’espère casser l’écran.

 

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La salle, mille sept cents places assises, ne se remplit qu’au compte-goutte à cause des contrôles, mais finit par être tout à fait comble (toujours cette peur de la salle vide, écho des années où mes parents organisaient des concerts de chanson au remplissage incertain…). Je me souviens du temps, pour moi tout proche, où Hubert goguenard demandait à la foule : « Quel âge a le public de Thiéfaine ? Je vais compter et à trois, vous me direz l’âge… » S’en suivait évidemment un vacarme incompréhensible, après lequel le chanteur estimait que « comme ça, tout est clair ». Il était évident que le public de Thiéfaine était composé principalement de lycéens et d’étudiants – quelques anciens en fond de salle. Il rajeunissait même à mesure que le chanteur vieillissait… Ce n’est cependant plus le cas, surtout pour une tournée acoustique et assise qui attire moins les amateurs de rock festif. Nous sommes parmi les plus jeunes, et Clément et Arsène sont indubitablement les plus jeunes. Ils ont donc fini par vieillir aussi, tous ces adolescents agités ! En un sens, ce n’est pas plus mal…

Je me souviens – j’essaie de me souvenir – de mon premier concert de Thiéfaine, le 27 juillet 1989, au Paléo Festival de Nyon (historiquement, le dernier donné avec Claude Mairet à la guitare et à la direction). Je venais d’avoir quatorze ans, et seule ma passion pour Thiéfaine avait pu me décider à affronter la fournaise et la foule de la grande scène de ce festival (où j’avais vu Guidoni, période « Tigre de Porcelaine », rimmel et danseuses, sous chapiteau l’été d’avant).

Habitué des récitals de chanson ou de concerts classiques, je n’ai qu’une vague idée de la façon dont les choses risquent de se passer, et je me place d’abord, en compagnie de mes parents, au plus près de la scène, ainsi que je le fais toujours car j’ai besoin de cette proximité. Noir Désir joue en première partie, que j’attends avec curiosité (ma mère, plus tard, aimera beaucoup) ; les premières notes cependant nous font nous enfuir jusqu’au parking – et même là-bas le niveau sonore de cette bouillie (dont je retrouve sur le Net un enregistrement beaucoup plus audible qu’en réalité) reste un peu en deçà du supportable. Comment le public peut-il endurer pareil supplice ? Je suppose que les habitués des concerts de musique sur-amplifiée sont tous sourds, ou équipés de protections auditives dont j’ignorais alors l’existence…

(À bien y réfléchir – j’ai la mémoire qui flanche – ce n’était en fait ni la première fois que je subissais ce genre de désagrément, ni même que je voyais Thiéfaine. Une recherche sur Internet me permet après coup de resituer un souvenir que je croyais postérieur, mais qui était légèrement antérieur à ce concert de la fin juillet 89, puisque ce même mois nous étions allés aux Francofolies de La Rochelle principalement pour revoir Jean Guidoni (sorti pour l’occasion de l’hôpital où il se remettait de la dépression consécutive à une trop longue tournée – je le revois, spectral, amaigri, adossé aux pianos, puis, à la sortie de la salle, baissant théâtralement la vitre de la Limousine qui le ramenait à l’hôpital, pour lancer au public qui l’applaudissait encore : « Merci ! Vous me sauvez !… »). Thiéfaine était invité de Renaud, nous étions donc allés au Parking Saint-Jean d’Acre et j’avais quitté les gradins du fond où nous avions nos places pour m’approcher, autant que faire se pouvait, lorsqu’il avait chanté « En cloque » de Renaud, et « Lorelei » – une première approche, pas encore un concert. Nous étions également allés voir Lavilliers dans la grande salle de la Coursive, que nous avions dû quitter dès la première chanson – « Les barbares » – parce que le son, là encore, avait été poussé si fort qu’on recevait des uppercuts dans l’estomac (je n’ai plus jamais revu Lavilliers). J’aime me sentir enveloppé par le son, et j’ai pour habitude de pousser assez fort celui de la grosse chaîne hifi que j’utilise dans ma Cave-salon de musique ; mais quand le son sature, qu’on n’entend plus ni les paroles, ni la ligne mélodique, ni même aucun instrument, ainsi que j’aurai à le subir une fois encore lors d’un concert  de Dominique A à Lyon quelques années plus tard, j’avoue ne pas comprendre l’intérêt et ressentir vis-à-vis de l’ingénieur du son, voire de l’artiste, une certaine colère. Passons, et revenons à Nyon.)

Me voici de retour face à la scène après la prestation de Noir Désir. Bien décidé à voir Thiéfaine de près, je me détache de mes parents pour rejoindre la barrière. Las, dès les premières notes un mouvement de foule me projette sur le côté et je m’enfuis piteusement pour ne pas être piétiné. Un gros nuage de poussière monte vers le ciel limpide. Je regarde, éberlué, la masse des spectateurs qui se jettent les uns sur les autres dans une mêlée qui rappelle une bagarre générale de collège et qui me semble sans aucun rapport avec ce qu’est en train de chanter l’artiste – encore que « Bipède à station verticale » et sa « nostalgie d’la gadoue » puisse cadrer avec cette sorte de frénésie régressive… Comme Thiéfaine n’a pas encore enregistré la chanson « Pogo sur la deadline », je ne sais pas ce que c’est que le « pogo ». Je découvre. Je m’en serais passé. Je suis le reste du concert de plus loin, tout seul, à l’écart. Autour de moi les gens passent, regardent et écoutent distraitement ; je suis manifestement, dans ce secteur de l’esplanade, le seul à connaître toutes les chansons par cœur, et je reste déçu. Deux ans plus tard l’expérience sera plus paisible mais tout aussi décevante lors du « Blusymental tour », que je verrai à distance depuis les gradins.

Dans les premières minutes de l’enregistrement public de l’Olympia 83 on entend les échanges peu amènes entre l’arrière et l’avant de la salle : « Assis, devant… on ne voit rien !… mais asseyez-vous ! », injonctions manifestement sans effets auxquelles des spectateurs répondent en criant : « Debout, derrière ! ». Ambiance délétère…

Je sais qu’il y a des spectateurs de rock qui n’envisagent pas que l’on puisse assister à un concert en étant assis. Dans le site du Monde, un spectateur témoigne : « Premier concert en 1990… Paris, le Zénith, une ambiance de folie, les joints qui tournent, les amplis à fond, premier rang en fosse serrée contre la barrière. Le bonheur… » – voici clairement un bonheur que je n’aurai jamais connu, et qui ne m’inspire pas la moindre envie. Sur un des forums consacrés à Thiéfaine, je lis avec perplexité le commentaire d’un quidam qui considère que le public de cette tournée acoustique est comme dans une salle d’attente, « assis et masqué »…

Pour ma part, je trouve que le fait qu’il y ait une partie du public debout et l’autre assise crée une séparation regrettable. On ne vit plus le même spectacle. Une salle entièrement assise peut en outre se lever, ce qui peut être un beau geste (je me souviens du Théâtre de la Ville se levant lorsque Richard Desjardin, dans les « Yankees », avait chanté : « Et le soleil se leva… » : c’était superbe, chargé de sens et d’émotion) – alors qu’une salle debout ne peut que se coucher (ce qui est rare et mauvais signe) ou s’en aller, ou encore sauter sur place, « pogoter »… Le concert assis permet à mon sens d’apprécier de façon plus fine, plus intime, en principe sans avoir à se préoccuper de ce que la tête du grand type de devant est dans votre champ de vision. J’ai connu beaucoup de grands moments lors de concerts assis (avec Leonard Cohen, Ferré, Barbara, Nougaro, tant d’autres…) ; j’en ai connu quelques-uns tout aussi intenses en étant debout (Bashung, Higelin…), mais le fait est que je suis bien content de prendre place face à la scène sur le fauteuil rouge du Grand Angle. Le masque ? On n’y songera même plus dès les premières notes. Les conditions, cette fois, semblent idéales. Puisse la ferveur du public ne pas en être diminuée !

 

Soudain Thiéfaine est sur la scène, sans la première partie prévue, sans crier gare, à peine le temps d’enclencher l’enregistreur, pas même celui de se lever. Il parle sur le ton de la confidence, avec douceur, gravité, simplicité, au public attentif : « C’est étrange de se retrouver comme ça, après deux années de confinements, de solitude, de… silence. Personnellement, j’ai tellement économisé ma voix que certains soirs, les mots m’échappent… » Les mots sont préparés mais sonnent juste. Puis la voix chantée prend le relai, l’embarquement est immédiat. Comme le dépouillement sied bien à « La ruelle des morts », qui commence avec une fragilité touchante puis s’en va crescendo ! La voix n’a pas changé, ample, limpide, feutrée, juste, puissante quand il le faut, expressive toujours. Les arrangements permettent de saisir sans effort les paroles (comme ce très beau « les deuils se ramassent à la pelle… ») et laissent cependant toute sa place à la musique. Thiéfaine est là, intensément présent – alors que d’autres chanteurs moins âgés, à force de répéter, sont depuis longtemps devenus leurs propres caricatures. Le contre-point du saxophone baryton se marie à merveille avec le violoncelle. Je me souviens d’une réflexion que j’avais eu autrefois : je trouvais que Thiéfaine, bien plus encore qu’Higelin, était prisonnier du carcan rock et des attentes formatées de son public, qu’il ne pouvait par exemple pas se permettre de faire taire la batterie au profit d’un simple violoncelle parce que le public alors se mettrait à hurler « Maison Borniooool » et n’écouterait pas – comme ce fut d’ailleurs le cas au moins une fois lorsqu’il avait intégré « La solitude » de Ferré à l’un de ses concerts (je me souviens aussi qu’un soir, à Amiens, l’introduction dépouillée d’ « Antinoüs nostalgia » avait été interrompue par un tonitruant « pédé ! » lancé par un quidam probablement éméché…).

« Ce que le temps a permis à l’homme », c’est la liberté de se montrer nuancé, vulnérable, « dépouillé ». Voici d’ailleurs, après une belle version de « 542 lunes et 7 jours environ » (enregistrée aux États-Unis « à une époque où j’imitais les Amérindiens dans leur façon de ranger le temps qui passe »…),  « Animal en quarantaine », qui est une des chansons les plus simples, les plus touchantes et les plus explicites de son auteur « tourmenté, dépouillé… exigeant l’immortalité et refusant de retourner peu à peu vers la face cachée de la nuit… » (je me souviens avoir chanté cela à un oral de solfège…). Je me souviens de la fascination qu’éprouvaient certains camarades de collège pour le Thiéfaine « satanique » d’ « Alligators 427 » qui répétait lugubrement : « Vive la mort » pour dire (c’est ce que je leur expliquais car il y avait bien des incompréhensions dans leur fascination) sa peur panique de la mort en général et de l’accident nucléaire en particulier ; le sentiment qui s’exprime ici est le même, mais sans ironie, sans mise en scène – moi, j’aime les deux, les fastes fulgurants d’ « Alligators » et la nudité de l’ « Animal »…

« Un jour, j’avais dix-sept ans, j’ai découvert En attendant Godot de Samuel Beckett et ma tête a explosé » (le lien entre l’arbre mort de « Valse noire » et la pièce de Beckett ne m’était jamais apparu). L’artiste aussi parcourt sa vie à rebours en se jouant du temps : c’est ce que permet la scène. Des gens crient dans le public à la fin de la chanson : « Hubert, on t’aime », ce à quoi il répond en souriant avec une simplicité confondante : « Merci, c’est gentil !… C’est cool… »

C’est cool… « Ce que le temps a appris à l’homme », c’est la complicité et la simplicité, aussi… et cela fait du bien…

Il faut dire aussi que les musiciens qui l’entourent aident à renouveler l’écoute. Je n’aurais jamais pensé éprouver une telle joie à retrouver ainsi « Lorelei » portée par le saxo, ou écouter à neuf « Les dingues et les paumés » dans une des plus belles versions que j’aie jamais entendues – « Pulque mescal », c’est différent : je ne m’en suis jamais lassé.

Dans la salle un peu trop sage, pour ne pas dire atone, je constate cependant que les salves d’applaudissements ou les cris qui saluaient naguère les chansons anciennes les plus aimées sont remplacées par des dizaines d’écrans qui s’allument et, souvent, s’éteignent avant la fin, ce qui n’est pas plus mal pour les autres spectateurs mais laisse perplexe quant à l’utilisation ultérieure qui sera faite de ces centaines de bribes pixellisées. Cela peut être franchement gênant (surtout quand une spectatrice située devant vous ne cesse d’allumer et d’éteindre son smartphone sans avoir seulement diminué la luminosité de l’écran, et en profite pour regarder ses photos personnelles ou ses messages en vous aveuglant), ou seulement un peu triste. Pendant qu’ils filment, ils ne chantent pas, ils n’applaudissent pas, ils semblent déjà se situer dans l’après-spectacle, dans le souvenir. Comme, en plus, ce sont presque toujours les chansons les plus anciennes qui sont ainsi capturées, le présent du concert est pris en tenaille entre deux nostalgies… Je suis moi-même friand de ces traces, je ne jette donc pas la pierre à ceux qui ont à cœur de faire des images suffisamment soignées pour être partagées ­– mais  aux autres, si ! J’ai envie de leur dire bien fort : eh, profitez-en maintenant, pendant qu’il est encore là devant vous, parce que plus tard il sera trop tard…

Je peux aussi être plus direct. À quelques rangs sur ma gauche, une spectatrice régulièrement m’éblouit si fort qu’il me faut mettre la main en visière pour continuer à voir la scène. Soudain, n’y tenant plus, je me lève pour lui demander poliment d’arrêter avec « cette putain de saloperie de portable » avec lequel elle « emmerde tout le monde » – j’ai bien failli casser pour de bon un écran, ce soir-là… Des spectateurs aussi importunés que moi me remercient quand je vais me rasseoir, et je replonge dieu merci aussitôt dans le concert (en général, il me faut plus de temps après ce genre d’interventions pénibles). Je réitèrerai avec une autre à peine moins indélicate pendant « La fin d’un roman », soulignant en chantant bien fort le refrain : « Dis-moi comment / Sortir des écrans ! » sans qu’elle comprenne le subtil rapport…

Je retrouve avec plaisir « Demain les kids » avec l’envolée finale du sax, de belles versions des très anciennes « Je t’en remets au vent » ou « Vendôme Gardénal Snack » dont Hubert, qui n’utilise aucun prompteur et se trompe très rarement, peine à jouer l’introduction à la guitare, ce qui donne lieu à un moment d’une certaine drôlerie qui confirme la bonne santé et la décontraction de l’artiste : « J’ai été beaucoup plus loin qu’hier, déjà, c’est pas mal… J’ai commencé sur une chaise assis ; suite au deuxième concert j’ai pris un tabouret pour être debout ; hier j’étais debout ; eh bien, si je réussis  je vais être debout sur le tabouret… C’est une histoire à suivre… Je pense que… enfin, je ne pense pas vraiment… j’aimerais bien la faire, un jour ! »

« Les dingues et les paumés » et son violoncelle me transportent, « Abdallah Geronimo Cohen » me déporte en arrière, au temps de mes études à Lyon, en provoquant une éruption de souvenirs et d’émotions qui me laisse en loque, « Petit matin » me fait pleurer à chaudes larmes pour d’autres raisons – parce que l’interprétation est puissante, parce qu’on sait à quel naufrage elle renvoie – et c’est merveilleux de pouvoir se laisser aller à pleurer, les paupières à demi-fermées, concentré seulement sur cette voix qui n’est pas d’outre-tombe malgré la noirceur terrible du propos : « Je rêve tellement d’avoir été que je vais finir par tomber… »

Ce sont néanmoins les chansons nouvelles que j’attends le plus, parce que ce sont elles qui collent le mieux à notre présent à tous : ainsi de « Reykjavik », de « Fotheringhay 1587 », plus intenses encore sur scène que sur disque, de « La fin d’un roman » plaisamment annoncée par un moment de flottement qu’Hubert excuse en expliquant qu’« on se raconte des fois des anecdotes, on est jeunes !… », d’« Elle danse », même, qui dans le disque me semble une simple respiration finale et qui prend plus d’ampleur sur scène, et surtout de « Page noire », qui est l’acmé du concert. Le sax final soulève une clameur dans la salle.

Sur « Ad orgasmum… » la salle semble s’agrandir encore, parce que la guitare rebranchée de Lucas et la réverbération de la voix annoncent, en effet, la future tournée  « replugged ». C’est un autre grand moment, qui me donne hâte d’être au Zénith de Paris l’an prochain (puisque nos places sont déjà prises). Sur « La fille du coupeur de joints » le public se lève enfin pour rituellement chanter – même moi, avec un enthousiasme même pas forcé, alors que de « La fille du coupeur de joints » je n’ai franchement pas grand-chose à cirer depuis des lustres.

Je file devant la scène pour happer au passage le dernier sourire d’Hubert qui, avant de disparaître, salue avec beaucoup de douceur le public qui l’acclame. Je garde ce sourire en tête et sors de la salle sur un petit nuage de bonheur paradoxal – parce qu’il est tout de même paradoxal de trouver du bonheur dans tant de noirceur assumée –, heureux aussi de la joie que je vois dans les yeux de Clément, Élodie, Laurence, Marian et Arsène, et de tous ces inconnus.

 

Sandrine Bonnaire a consacré à Higelin un documentaire dont le titre me plaît plus que le contenu : « Ce que le temps a donné à l’homme ». On y voit Higelin alité, inhabituellement mal à l’aise, et des extraits de concerts juxtaposant les époques, sans qu’une réponse satisfaisante soit donnée à l’annonce du titre – on pourrait penser, en voyant ces images, que le temps ne donne que des rides. Je sais, moi, que le temps a rendu Higelin à sa touchante fragilité. J’ai préféré le funambule fatigué, fragilisé, des dernières années, à l’infatigable rockeur de ses années les plus glorieuses. Il me semble aujourd’hui qu’un peu d’Higelin est passé chez Thiéfaine… Et je peux dire que le Thiéfaine de soixante-treize ans que j’ai vu sur scène ce soir de janvier me plait et m’émeut davantage que celui des années 80. Le temps l’a raboté, sans doute, mais il l’a aussi rendu plus humain, d’une façon qui me touche profondément.

 

Au printemps de cette année ce sera Annecy, au suivant on ira à Paris ; mais je viens, à propos de pari, de faire celui d’assister enfin à un concert en fosse (on suppose sans joints, on espère sans trop de portables…) en prenant des places pour la halle Tony Garnier de Lyon : affaire à suivre…

 

Voiron, 14 janvier 2022

 

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