Souvenirs de scènes

 

Angélique Ionatos est morte aujourd’hui

 

C’est d’abord le tonnerre qui m’a réveillé dans la nuit – le tonnerre, ou les coups sourds, réguliers et d’autant plus inquiétants qu’ils résonnaient dans un silence total, des canons d’une guerre de cauchemar ; puis la mitraille a éclaté sur le toit avec une violence sidérante. Je suis resté longtemps à écouter, comme revenu par erreur à cette nuit trempée du sombre été 2014 où ma mère s’en est allée. Si mes calculs sont exacts, Angélique Ionatos s’est éteinte à ce moment-là. Ce n’est pas la première fois que la mort et la grêle coïncident de cette façon.

Ce jour de juillet est de nouveau froid et gris comme en novembre. Une colère absurde achève de transformer en déroute ce qui aurait pu être un jeudi heureux, le premier jour de ces vacances d’été attendues. Je m’emporte, je me perds, je me ferme et finalement ne regarde pas même partir et disparaître au bout du hangar gris la voiture qui emmène les enfants. Je reste seul avec Rimski qui est venu se coucher contre moi. J’écoute Angélique Ionatos. Il pleut à verse. Il fait si froid que le pelage du Samoyède ne suffit pas pour réchauffer. J’écoute Angélique Ionatos chantant « Marie des brumes » au Théâtre de la Ville en 1984. Dans la cave le disque noir tourne sans crachoter. Je ne pleure plus. Je ne pense plus. J’écoute et laisse défiler des bribes de souvenirs sombres et miroitants comme des images de tempête en mer : Angélique à Grenoble, « Chanson nomades » dans notre appartement d’étudiants à Lyon, puis dans notre baraque aux coqs de Maripasoula ; la première et la dernière église, la guitare, les ombres, la lumière.

Je relis dans les carnets, en date du 16 mai 2010, juste après une mauvaise nouvelle : Alors on fait quand même des projets, on évoque la retraite de mon père, l’aménagement de la  pièce du bas… Demain on en saura davantage. Bientôt ce sera la chimio. Je prends deux places pour le spectacle d’Angélique Ionatos : j’irai avec Léo, nous serons avec eux. À réécouter cette voix je ne peux que m’effondrer discrètement de l’intérieur. J’avais neuf ans, je m’en souviens très bien : l’église de Grenoble, Marie des Brumes, les Grecs dans la salle, ce sourire, cette voix lumineuse… Ma maman était jeune et j’étais son petit garçon. Que la roue tourne vite. Nous sommes roués… Mais nous serons encore ensemble avec Léo, mon tout petit garçon.

La voix grave, les cordes déchirantes et les percussions poignantes dramatisent encore un peu plus le moment tragique, évite qu’il ne se dilue dans un oubli facile et une consolation confortable : c’est ainsi que la musique, que la chanson, que la poésie âprement sauvent le monde du banal et du bavardage. C’est ainsi aussi que la mort aide à prendre la mesure du temps, puisqu’à mesure qu’on avance on se trouve de plus en plus entouré des voix plus reliées à aucune gorge de nos fantômes aimés. Les grands vinyles noirs alignés au mur ne sont pas moins incongrus, aux yeux des enfants, que ces antiques pavillons des gramophones que j’admirais autrefois dans les brocantes, et les petits casiers à CD de ma discothèque ressemblent de plus en plus à un columbarium. Qu’importe : je ressors un à un les trente-trois tours de leur gangue de carton, je pose avec précaution le diamant et, passés les grésillements, la voix chaude et vibrante d’Angélique Ionatos emplit tout l’espace de la maison et monte jusqu’aux crêtes…

 

07/2021

 

Ce contenu a été publié dans Souvenirs de scènes. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.