Vigie, juin 2017

 

 

 

SOLO EN ROUGE

 

Vigiejuin2017saxrouge3

 

Heures noires, minutes grises, secondes virant au rouge, virant vite dans la Cave où tournent et parfois s’affolent les notes ainsi happées par l’entonnoir du temps, en cet espace confiné, circulaire, cellulaire, indéniablement tragique puisque sans aucune issue, si ce n’est celle permise par le souffle mais réservée seulement à la musique qu’on entend du dehors, longtemps après la mort du musicien qui, lui, n’a pas pu s’échapper ; puis s’allume ce cercle rouge, comme l’éclipse totale observée naguère sur une plage de Guyane (une voix avec l’accent créole avait dit gravement : le cercle s’est refermé, et on l’entend encore), comme un phare allumé en mer, sur la crête, sur la route, un signal bien saignant pour mettre en garde et dire que ça ne passe pas.

Je rêve de l’absente toutes les nuits. Toutes les nuits je la retrouve, et je n’en reviens pas qu’elle soit là, ou qu’elle n’y soit plus. Dans le rêve qui interrompt ma nuit plus sûrement que le tonnerre qu’on n’entend qu’à peine, ma Cave est un bateau, un hôtel où nous sommes en transit. Elle s’apprête. On bavarde, paré pour l’excursion qui consiste à tenter de remettre à flot, en en raclant la rouille avec un gant de fer, un immense paquebot échoué à l’entrée de la baie. La tâche est naturellement démesurée, mais nous nous y attelons tout un long jour et, le soir venu (mais c’est sans doute à cause du soleil couchant), la coque semble briller.

On parle du paquebot échoué, de la mer, de ma grand-mère qui, dans le rêve, vient juste de mourir, et je ressasse pêle-mêle les dernières nouvelles. Hier les enfants ont débusqué un lagopède caché dans le pierrier du col : ils n’en avaient jamais vu. Léo, tu te rends compte, comment peut-il être aussi téméraire à dix ans et demi, a fait du parapente : il a sauté de la falaise ainsi qu’il avait dit vouloir le faire la semaine dernière, volé jusqu’au Bourget-en-Huile, tournoyé dans le ciel à 360°, défié le vautour, l’aigle, le vertige, avant de se poser dans un champ des Molliet en évitant une meule. Il grandit, tu vois, il passe ses épreuves. Nous avons joué hier ensemble tous les morceaux d’orchestre, « Oblivion » en duo. Clément a bien chanté, bien joué du xylophone au concert de fin d’année. Nous sommes tous deux officiellement inscrits en classe de Saxophone, et je me raccroche, je me raccroche.

Quand la nuit tombe je tourne en rond sans parapente et j’ai peur. Je ne crains pas le silence ni vraiment d’être seul, mais j’ai peur de la goutte qui tombe dans l’évier de ma chambre d’enfant – j’ai peur de ce petit bruit-là, intermittent, inévitable, que je ne peux pas m’empêcher d’entendre, d’attendre. Je sais à quel point est confortable cette solitude-là, qui n’est pas celle de l’affreux mouroir de Courtais où finit ma grand-mère, ni celle de l’EHPAD où nous jouerons jeudi un peu d’accordéon − et quand j’en serai là, si j’en arrive là, comme chacun je protesterai, m’accrocherai à ma maison, à mon chez-moi, mon pauvre moi malmené, mes souvenirs, mes repères, mes illusions.

Je m’accroche. Je reprends le saxo rutilant et j’improvise debout dans la lumière rouge. Il faut que j’apprenne à jouer pour pouvoir, plus tard, bon an mal an, continuer seul – pour quand je serai vraiment seul dans je ne sais quelle cave suburbaine. Pour l’heure je sens encore bien le sol, la terre ferme, les fondations de la maison sous mes pieds, mais c’est encore un rêve car il n’y a plus de socle sûr, plus de fondations, plus de murs, plus rien qui protège vraiment, et je joue, seul et apeuré, dans la lumière rouge de la forêt trempée .

Je racle encore le rafiot rouillé de mon rêve. Je gratte. Tout va bien, le rouge rutile, Clément a bien chanté et Léo, bien volé. Un chat feule dans la nuit. On n’entend plus l’orage. Elle s’apprête sous la lumière rouge. Là-bas il est écrit : « Voici mon cœur, ne le déchirez pas ! » Je vais jouer « Oblivion », maintenant. Elle avait dit, je m’en souviens : je ne veux pas te faire souffrir, mais que voulez-vous ? Le temps, l’usure, sont imparables, et il faut bien avouer qu’on a manqué de force pour manier le fer. Il est énorme, ce paquebot saignant. Je rejoue mon solo et le vinyle crache : « Qu’a-t-il de plus nouveau que moi, ce tout nouveau film que tu vois ?… » Et les dernières paroles de ce pathétique « solo » : « Parle-moi, je te promets de tout comprendre, réponds-moi ! »

 

Nuit du 27 juin 2017

 

Ce contenu a été publié dans 2017. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.