Vigie, juin 2017

 

 

 

DES MONDES PERDUS

 

Vigiejuin201702

 

Comme tout un chacun je vis dans un monde perdu, pas tout à fait perdu, en perdition, et dont il ne faut espérer aucune aventure trépidante avec claquements de fouets, trompettes, jungle, temple, trésor.

Je pense à tous ces mondes perdus des civilisations disparues, aux moais abattus, aux rites oubliés, aux mots tus.

Je pense à ces premiers ancêtres déjà pareils à nous qui, voici parait-il désormais selon les derniers chiffres trois-cent mille ans, arpentaient d’un pas qu’on imagine plus assuré que le nôtre des territoires peuplés de signes.

À cause du froid qui règne dans la cave où, sédentaire endurci, je travaille à la reprise de mon texte pariétal, je m’emmitoufle ordinairement dans le poncho de laine un peu extravagant qu’avait naguère tricoté et que portait ma mère − qui est bien chaud, tout bariolé de carreaux jaune, rouge, marron, vert, bleu, orné de points, de croix, de motifs abstraits, et qui me donne sans doute (mais je ne me vois pas, et personne ne me voit) une drôle d’allure. J’ai affiché sur l’écran de l’ordinateur cette photographie d’elle prise un soir d’été au bout du chemin des Vellats, juste avant ou après le coucher du soleil qui baigne son visage paisible et souriant d’une lumière douce, et l’on voit aussi derrière elle la chienne Patawa qui lance sur la campagne un regard vif que la vieillesse ne voile pas encore, et à l’arrière-plan une grange au toit crevé qui a brûlé, depuis, dont il ne reste rien.

Je pense à tous ces mondes qu’emportent avec eux, chaque fois, les disparus.

Il y a déjà dans la tête de Clément plusieurs de ces mondes qui creusent dans son enfance comme un petit tourbillon au fond duquel s’entasse la tristesse – et, mon pauvre, le trou ne cessera de croître. Parfois il se souvient de Thierry, du tracteur qu’il lui faisait piloter et de l’odeur du bois dans l’atelier obscur : monde perdu ; parfois il parle de la maison des Vellats, du temps où sa grand-mère était en vie, et murmure tout comme un petit vieux « que c’était mieux avant » : mondes perdus.

 

Je vis dans un monde déjà perdu, presque perdu, en perdition − le havre factice de leur enfance qu’ils ne verront bientôt plus que de loin, une fois la herse abattue. Dans la nuit blanche qui se prolonge et que je traverse comme je peux, m’accrochant naïvement à cet énième soliloque, j’entends soudain (je me suis peut-être endormi ?) une drôle de musique, pas drôle du tout en fait. Je suffoque dans la fumée blanche. Une porte claque et la mélopée commence à voix grave dans le contre-jour :

 

Écoute la chanson de l’homme

que tu aimais, et qui t’aimais

elle est triste, elle est monotone

qu’est-ce que ça fait ?

elle est comme elle est,

on est comme on est…

 

Puis je repars sur ma route perdue à qui je ne parle plus tellement, qui ne me parle plus ou bien, qui fait semblant. Il pleut aux carreaux, il pleut sur le pare-brise. Juin fait saigner les roses et, au poignet, le trait rouge de la montre. Les étendues sont bouchées, le brouillard lâche ses fumigènes et l’on entend dans la tête un crescendo interminable de claquements de portes.

À Bassens les fous, je suppose, n’entendent plus que ça.

Moi, je ne suis pas du tout fou, je n’entends pas que ça – pas toujours. J’écris ces lignes pour tenter de retenir la porte, de la fermer si possible sans bruit.

 

6 juin 2017

 

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