Vigie, février 2020

 

 

 

 

Les regrets

 

 

Vigiefevrier202007

  

 

Me voici redevenu tout jeune homme, perdu dans un monde trop grand… La scène se passe pendant un festival de théâtre, sans doute celui d’Avignon… Il y a beaucoup de monde, une très grande scène, des gradins, des chaises, cela ressemble à la cour du Palais des Papes… Je suis bien placé… À l’entracte je cherche les toilettes mais je me perds dans un dédale de couloirs… Il y a trop de monde, je finis par renoncer… Je suis perdu dans la foule… J’écoute autour de moi les gens parler… Tous ces gens sont bien plus âgés que moi, ce qui m’inquiète… mais voici des gens de mon âge… L’un d’eux parle de Platon, de Jaccottet et de Nicolas Bouvier, avec précision et enthousiasme… Je pourrais me mêler à la conversation, j’aurais assurément des choses à dire, je commence à préparer une phrase… mais je m’en vais, je m’en vais parce que j’ai peur d’eux, peur de perdre la face, peur de perdre ma place, et aussi parce que j’ai laissé mon saxophone sous mon siège, ce qui n’est pas prudent… J’emporte avec moi le regret très vif de n’avoir pas osé interpeller ce camarade à propos de Bouvier, que j’ai connu, ou de Jaccottet, qui m’a écrit : nous aurions pu devenir amis… Maintenant, c’est impossible, il y a bien trop de monde et nous ne nous croiserons plus jamais… Me voici de nouveau perdu parmi tous ces adultes, ces vieillards… Je retrouve ma place et mon sax, mais toute la rangée de sièges se trouve soudain propulsée en arrière puis vers le ciel, et je comprends qu’il y a une machine qui modifie la disposition des gradins et que je vais me retrouver isolé, en hauteur sur un échafaudage de métal… J’ai le vertige…

Il est évident que ce rêve est lié à la perspective du départ de Léo pour le lycée de Chambéry, qui m’angoisse davantage que lui, ainsi qu’à certains regrets anciens…

 

Dans le rêve suivant, je suis reçu avec une très grande courtoisie chez Philippe Jaccottet à Grignan, par Anne-Marie et Philippe, dont je semble très proche… De cette nouvelle rencontre onirique ne reste cependant presque rien, car le récit que j’en ai fait vers trois heures du matin en attrapant dans le noir le dictaphone a été interrompu, et tout s’est ensuite effacé tant ces images des rêves sont fugaces… Je me souviens cependant que je lui disais qu’être ainsi invité dans sa maison de Grignan donnait l’impression de vivre dans un poème de Jaccottet, ou bien dans un épisode de La Recherche du temps perdu. Je lui disais mon sentiment de revivre un moment intense déjà vécu, lié à l’enfance… J’étais assis face à un très beau paysage du Sud, derrière une baie vitrée, et cette situation faisait référence à un passage très précis de La Recherche que, sur le moment, j’étais capable de citer, et dont nous parlions avec complicité… Vieillard doux et humble, il évoquait certaines pages de « L’effraie », et cette terrible « Leçon » que j’aime tant… Je me souviens de son exaspération, car il n’arrivait pas à écrire à cause du tremblement de sa main alors qu’il voulait me dédicacer un livre… Je n’osais lui parler de ce grand mystère du silence final, de cette absence de publication depuis quelques années qui me navre et m’étonne, alors qu’il semblait encore en assez bonne forme puisqu’il me raccompagnait même à travers un verger qui, sur le moment, semblait si net que je n’imaginais pas qu’il puisse se perdre dans le flou… Je me souviens encore à mesure que j’écris qu’il me lisait un texte du naturaliste Paul Géroudet sur le rouge-gorge, texte qui lui avait permis, disait-il, de « voir vraiment l’oiseau », et je lui disais ma propre admiration pour sa description du rouge-gorge « couleur brique, si ce mot n’évoquait quelque chose de dure, de cassant », ou plutôt couleur d’un « feu apprivoisé » (je cite de mémoire le rêve et le livre)… Je revois encore la lumière de fin d’hiver qui baignait le verger où nous marchions ensemble…

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

 

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