Vigie, février 2020

 

 

 

La transmission

 

 

Vigiefevrier202005

 

 

Il est dur, il est difficile, il est décevant (me disais-je cette nuit au sortir d’un rêve assez pénible où j’avais vu, alors que nous nous promenions le soir près de la gare de Chambéry, ma mère se faire brutaliser par un quidam probablement éméché – et la peur que j’ai alors ressentie, accrue par la conscience de la possible gravité du coup porté sur elle que je savais être malade, m’a réveillé en sursaut), il est difficile, il est douloureux, disais-je, de constater que me voici en quelque sorte dans une situation comparable à celle de mon professeur de français de Troisième, M. A., avec qui je rentrais parfois à pied du collège en causant parce que nous nous entendions bien et qu’il m’avait prêté sa Pléiade de Proust, jouant ainsi pleinement un rôle d’initiateur qu’il est rare de pouvoir jouer auprès de collégiens, et qu’il regrettait discrètement (ce fut dit une seule fois, en passant, mais cela m’avait suffisamment troublé pour que je m’en souvienne parfaitement presque trente ans plus tard) que T., son propre fils qui était dans la même classe que moi, ne puisse ainsi partager avec lui son goût pour la littérature car il était en l’occurrence très gentil mais plus enclin à jouer et chahuter qu’à lire et travailler.

Il est difficile, il est décevant et douloureux pour moi de vivre ce petit souci de transmission pourtant assez ordinaire, parce que le mode de fonctionnement qui était le mien alors (et qui peut sembler atypique, ou délétère, et passéiste, ainsi qu’on n’a pas manqué de le dire) était basé sur une absorption insatiable de tout ce qui pouvait venir du présent et plus encore du passé de mes parents, et tout particulièrement de ma mère : ainsi fouillais-je méthodiquement non seulement la bibliothèque mais aussi la discothèque remplie de vieux disques bien rangés que je faisais revivre, faisant redécouvrir à ma mère certains trésors de Jehan Jonas, Barbara ou Nougaro qu’elle n’écoutait plus depuis des lustres, complétant certaines collections seulement entamées en explorant les bacs des disquaires d’occasion (Internet n’existait pas). Ainsi étais-je une sorte de miroir déformant, amplifiant, de ce passé que je n’avais pas connu mais que je découvrais avec avidité.

J’ai conscience aujourd’hui de ce que cette façon presque obsessionnelle de vouloir revivre la mémoire de ma mère était un refuge, parce que, enfant de la crise, de Tchernobyl, des années du Sida et des espoirs déçus de 1981, je pressentais assez justement la cruauté du monde environnant. C’était une île que cette enfance, une île longtemps maintenue à l’abri du vent et des marées de tout ce qui d’ordinaire sépare les parents et les enfants et qui, dans mon cas, ne pouvait pas nous séparer, car rien ne pouvait le faire en dehors de sa mort.

Il est difficile, il est douloureux, il est décevant sans doute de peiner tant à maintenir aujourd’hui à flot ce radeau avec Léo qui s’éloigne, dont je m’éloigne – et c’est la vie, et c’est normal –, qui trouve ou ne trouve pas ses propres chemins de fuite : ainsi ressassais-je dans la nuit ; puis, l’aube venant, j’ai repris l’accordéon et rejoué une énième fois (mais cela ne m’était pas arrivé depuis quelque temps) l’Adagietto de Mahler. Il s’est alors passé quelque chose d’inhabituel : j’ai entendu la musique de Mahler, j’ai entendu tout l’orchestre vibrer à travers les anches de mon accordéon. C’était peut-être simplement parce que j’avais pris un tempo plus lent que d’habitude, faisant durer le morceau presque douze minutes, mais j’ai entendu Mahler. Il n’est pas si courant d’habiter le morceau que l’on joue : la mécanique, l’ennui, la distraction, l’effort technique prennent souvent le pas sur la musique. J’en ai été troublé, puis je me suis dit que, malgré les déceptions et les peurs, je n’aurais jamais joué ce morceau ainsi, sur cet énorme bayan, s’il n’y avait pas eu voici quelques années le choix étrange fait par Léo tout seul d’apprendre l’accordéon, et qu’ainsi, quelles que soient les difficultés, continuer la musique reste une façon de maintenir à flot le radeau.

Même sous l’eau gelée de l’adolescence et de la quarantaine, les émotions continuent de circuler comme circule la musique, n’attendant que la venue inévitable du printemps.

 

 

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