Vigie, février 2020

 

 

 

Le silence

 

 

Vigiefevrier202003

 

 

Le garçon-vipère-vidéo qui contrôlait tout ton réseau
a sauté sur la minuterie…

Thiéfaine

 

 

Le suaire du givre jeté sur la fenêtre, le jardin, la forêt, et ce grand silence qui règne dans la maison me rappellent Le Silence de Bergman (dont j’ai tout oublié sauf quelques images surexposées qui continuent à me hanter).

 

Si la maison est à ce point silencieuse, c’est d’abord parce que c’est l’hiver, que les fenêtres sont closes et que les oiseaux n’ont pas encore repris leur tapage ; c’est ensuite parce que Clément, grippé à son tour, dort après une nuit de fortes fièvres et de toux ; c’est enfin parce que j’ai fait vœu de silence vis-à-vis de Léo : trois jours, donc, que je ne lui adresse plus la parole, ce qui, pour un bavard comme je le suis, est un triste exploit.

 

Je n’ai pas ouvert de rubrique « parentologie » au sein de ce site où je recueille quelques-uns de mes griffonnages hebdomadaires : j’intègre ces lignes-là dans le journal de météorologie intime de la « Vigie du Villard », ce qui est au fond assez logique tant l’état des rapports que j’entretiens avec Léo, treize ans et quatre mois, est au moins aussi déterminant, en ce domaine, que la force du vent, la température intérieure-extérieure, l’avancée de la migration des milans ou l’état des routes ; une crise (elles sont nombreuses) vaut une tempête tropicale avec toit arraché et cave inondée, une embellie (après la pluie…) repeint à neuf le paysage. (J’avoue par ailleurs avoir toujours un peu de gêne à évoquer publiquement les aléas de la vie parentale, mais je me sens légtimé par le journal de Bergounioux qui ne se prive pas de dire le plus grand mal de son propre fiston…)

Je n’apprendrai rien à personne en disant qu’être parent d’un adolescent n’est pas de tout repos… Ces lignes s’adressent en priorité à ceux qui ont le douteux privilège d’en être, et qui compatiront sans doute, à ceux qui sont passés par là et qui se souviendront, à ceux qui n’en seront jamais et qui pourront à juste titre s’en réjouir – mais surtout pas à ceux qui n’y sont pas encore, qui baignent donc dans la douceur supposée de la petite enfance, et que ces paroles inquiéteraient inutilement : ceux-là, ne lisez surtout pas, et retournez faire la lecture à la merveille qui ne vous a pas encore expulsés de sa chambre en grognant, les yeux rivés sur les barreaux de sa cage rétro-éclairée.

Être parent, surtout, d’un jeune être tombé dans la dépendance aux écrans en général et aux jeux vidéo en particulier – lors même qu’ils ont toujours été maintenus à l’extrême marge de la vie familiale, au sein de cet espace qu’on croyait pouvoir protéger – a quelque chose de désespérant. On peut comprendre que, passée la dizaine, l’enfant qui découvre la sottise, la méchanceté, la violence et l’absurdité du monde dans lequel on a eu l’imprudence de le jeter, cherche refuge dans toutes sortes d’ailleurs, rêveries & régressions diverses. S’il est assez bien loti par son environnement naturel et culturel, il peut s’enfuir dans un jardin, en forêt, au bord d’un bassin ou d’une mare, et passer des heures à regarder monter et descendre des tritons alpestres au ventre orange, ou bien scruter ad nauseam la course des nuages le long de la montagne ; le soir, ayant depuis longtemps épuisé les Jules Verne, les London, les Frison-Roche qui le faisaient voyager, il s’empare de quelque gros ouvrage qui le happe, Crime et châtiment pour commencer, puis Les Frères Karamazov (une bonne lecture pour les douze ans), et le voici dans un autre monde pas moins cruel que l’autre mais plus dense, et dans lequel la violence même est féconde. À treize ans, il est temps de lire Beckett, histoire d’aller jusqu’au bout du cocasse et de l’absurde – et puis, de fil en aiguille, il finit par trouver du sens au non-sens de cette vie pour laquelle le voici un peu moins mal armé (Mallarmé, parfait aussi, mais je ne l’ai lu que bien plus tard).

Il parait que tous les enfants ne sont pas comme je le fus. Il parait même que ce parcours, déjà atypique au temps lointain de ma propre adolescence, est en passe de devenir d’une absolue étrangeté. Ce n’est en tout cas pas du tout la voie suivie par Léo.

À dix ans, donc, quoi que lecteur quand même passionné (mais de Tolkien plus que de Balzac ou Stendhal, ce qui dénote un plus fort désir de s’éloigner de la réalité), Léo s’empare en douce d’une tablette que j’avais cachée dans un tiroir du bureau et, des mois durant, télécharge des jeux vidéo auxquels il joue en secret, de nuit – jusqu’à ce que je m’en aperçoive et sévisse comme il se doit.

Par la suite, le vol de mon téléphone par le bambin m’ayant convaincu de la nécessité d’entendre son désir de jeux connectés, je pense naïvement pouvoir pactiser avec le diable en entreprenant, comme tous les manuels du parfait parent vous le conseilleront, de lui apprendre l’autonomie numérique, id est à ne s’intoxiquer qu’avec modération, comme pour l’alcool, juste assez pour ne pas être « frustré » et « désocialisé » (il ne faudrait pas qu’il finisse comme son père au même âge, incapable de nouer le moindre rapport avec un bipède fait de sang et de chair et non d’encre et de papier…), sans aller jusqu’à la décérébration complète.

On lance donc des défis (« si tu es primé au concours d’accordéon, tu auras ton ordinateur « gaming » vert clignotant), on passe des contrats (si tu arrêtes de mentir et de jouer en cachette la nuit après avoir trafiqué les codes d’accès de la Live Box, tu auras droit à trois heures de connexion quotidiennes, et je te réinstalle Fortnite…), on va voir la psychologue qui confirme qu’on fait tout ce qu’il convient de faire ; et puis, force est de constater que les contrats ne sont jamais respectés, que la parole de l’enfant – si brillante et si pertinente, car on lui a fait lire La Fabrique du crétin numérique et il sait reprendre avec une conviction parfaitement feinte ces arguments que l’adulte est enchanté d’entendre dans la bouche du garçon raisonnable – cette parole est celle d’un faux-jeton patenté qui, sitôt seul, n’a de cesse de contourner les protections parentales, se créant un compte Microsoft où il se vieillit de vingt ans pour pouvoir se connecter comme bon lui semble, trouvant toujours un moyen pour assouvir ce qui est devenu une addiction.

On sort le grand jeu. En matière de scènes de colères, je pense pouvoir jouer dans n’importe quel film italien (avec doublage). Les vitres et les portes tremblent, les « ma-qu’est-ce-que-j’ai-fait-pour-mériter-ça » fusent, et les paroles pitoyables à fendre même le cœur d’un gamer sont si terribles qu’on n’imagine pas que cette brute d’ado puisse recommencer.

Mais si. Rien n’y fait, rien n’y fera. Ce qu’il veut, c’est assouvir sans limite son vice, à n’importe quel prix – les jérémiades, les plus beaux discours, l’écoute, le dialogue comme les pires gronderies restent sans effet, autant expliquer au chat que l’abus de pâtée est mauvais pour sa santé. On remâche en boucle son dépit devant de si grands talents délaissés au profit de la plus commune et la moins libératrice des fuites, on se dit qu’après tout ce pourrait être pire (ça le sera sans doute bientôt, comme me le souffle mon optimisme habituel…), que bon an mal an les résultats scolaires restent dans une moyenne honorable, que le lascar, après chaque tempête, fait des efforts pour se montrer moins égoïste et faire mine de travailler, on est tenté d’abandonner – « vas-y, tant pis pour le sommeil, l’attention, l’honneur, les idéaux, la littérature, les devoirs et le reste, connecte-toi comme tu veux et va dézinguer des zombies à coups de sniper… » – on décroche, on se raccroche, on s’épuise, on n’en peut plus.

 

Alors, en désespoir de cause et puisque tout a été dit, on se tait.

 

Il faut accepter que la parole, parfois, souvent, soit impuissante.

 

Quel calme, soudain, dans ce silence tendu, détestable sans doute pour l’enfant ainsi dédaigné, mais qui met un terme aux disputes, aux arguties, aux promesses jamais tenues, aux mensonges.

 

Ne plus parler laisse place aux gestes. Pour dire quand même encore l’attention qui persiste, et même la tendresse, dresser la table du petit déjeuner, préparer le latte macchiato qu’aime l’enfant depuis Munich (beaucoup de lait, pas trop de café…) ; cuisiner, faire le ménage dans sa chambre, regarder sans souffler mot le « Star Trek » du vendredi, le regarder lui en coin, retenir un sourire car il ne faudrait pas mettre prématurément un terme à la cure – mais il a quand même dû briller au coin de l’œil.

 

Ainsi le père se tait, réservant sa parole à l’écran, au petit frère malade et aux chats.

 

Le fils se tait aussi, mais joue « Impasse » avec une force qu’on s’imagine accrue par le silence (pour jouer avec une telle vigueur ce morceau si terrible, il faut bien que cela bouillonne un peu dans cette tête de bois, et vive la communication indirecte !).

 

C’est puéril, sans doute, c’est un peu ridicule à la longue, c’est un jeu qui n’est pas drôle et même, c’est une fuite, mais j’assume : si je cesse de me taire, qu’on me coupe la langue.

 

 

Ce contenu a été publié dans 2020. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.