Vigie, juin 2022

 

La curiosité

(quatre chèvres)

 

Vigie062022 4chevres 

 

Juin revient par un jour d’orages tranquilles, lointains, peu menaçants, tout juste si ça tonne. On flâne entre les nuages. Les hirondelles frôlent le pelage luisant des champs que des coups de vent sporadiques font s’ébrouer. Qu’est-ce qu’elle annonce, cette grande vague anthracite au fond du paysage ? Est-ce que la guerre va continuer longtemps ? Est-ce qu’elle va s’étendre, venir jusqu’à nous, dans un panache d’apocalypse nucléaire ? Est-ce que l’orage va éclater pour de bon et faire taire la tourterelle turque qui vient de remettre en route sa machine à mélopées ?

Un bruit de grelots résonne à main droite, et quatre jeunes chèvres surgissent – quatre jeunes chèvres toutes frémissantes qui agitent la queue et se pressent contre la clôture en émettant un petit bruit de bouche qui, plus que leur inquiétude devant Rimski, semble traduire une irrépressible curiosité.

L’apparition de ces chèvres (dont j’imagine que je les reverrai souvent) réveille en moi deux souvenirs et un rêve.

Je suis tout petit, cinq ou six ans peut-être, et je caresse un chevreau dans une ménagerie, une ferme, un zoo (peut-être celui du Thôt en Dordogne). L’attachement que j’éprouve pour cet animal ne peut se comparer qu’à celui qui me lie aujourd’hui à Rimski, c’est dire : repartir est un déchirement dont je perçois aujourd’hui encore l’écho.

J’ai vingt ans et je me promène seul en Écosse quand je croise une chèvre avec qui je sympathise et qui décide de me suivre. J’ai parfois fait un bout de promenade avec des chiens errants, jamais avec une chèvre. Je ne sais plus si j’ai tenté de la dissuader de me suivre (il est plus vraisemblable que j’aie pensé qu’elle rentrerait chez elle lorsqu’elle serait arrivée au bout de son territoire). Nous marchons ensemble le long de la grève déserte.

Depuis ce jour, je rêve d’avoir une chèvre comme animal de compagnie, plutôt qu’un carnivore. Une chèvre tirerait moins sur la longe et ne courserait pas les chevreuils. Je ne serais pas obligé de la nourrir avec les produits de l’industrie de la viande. Entre végétariens, et compte tenu de ma relative indifférence à l’état du jardin, on pourrait bien s’entendre.  La laisser seule dehors, en hiver surtout, m’attristerait cependant, et la laisser entrer à la maison transformerait le chenil de mon salon en étable. J’aurais peur par ailleurs que Rimski ne la terrorise en voulant jouer avec elle, ou bien qu’elle ne le blesse d’un coup de corne…

Je laisse défiler dans ma tête des images de chèvres chamoisées allongées sur le toit d’une baraque des Aravis, tant et si bien que me voici presque au pont, à patauger entre les impatiences, sans avoir rien remarqué d’autre en passant qu’un coquelicot fané et le chant d’une fauvette. Puis l’air parfumé me ramène au réel, ainsi que l’envie de voir enfin la salamandre (si elle ne sort pas par un jour pareil c’est qu’elle ne sort jamais).

Tout se resserre, parce que la pluie est sur nous, que les feuillages alourdis des buissons, des ronces et des orties tombent sur le sentier. Une forte odeur de jasmin ou de vanille (une odeur en tout cas prodigieusement florale) me fait soupirer d’aise.

01/06/22

 

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