Vigie, juin 2022

 

 

L’habitude

 

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Marche rapide dans l’air tiède et trempé. Le frottement des herbes sur mes bras nus mêlé à l’odeur forte de la résine et de la terre me rappelle la Bretagne, je ne sais pas pourquoi. C’est peut-être aussi ce parfum de miel et ces orages d’été qui ramènent à des sensations de grandes vacances. Voici à terre les premières noix minuscules, tombées trop tôt. Un couple de rouges-queues passe en cliquetant, en proie à un affolement que justifie sans doute la proximité de leurs nids. On salue les quatre chèvres qui nous guettaient, car nous faisons désormais partie de leurs habitudes.

Chacun tisse autour de soi une toile d’habitudes, non pour emprisonner la vie mais pour mieux en percevoir toutes les vibrations. Bien sûr la plaisante, l’éclairante habitude reste constamment menacée par son double apathique la routine. Si je marche trop vite en trop parlant d’autre chose, pour m’acquitter de la corvée d’un déplacement obligatoire, la routine se réjouit et rapplique ; mais si je laisse ne fusse qu’un courant d’air paisiblement la balayer (comme à l’instant au-dessus du point de jonction du Nant et du Gelon), l’habitude redevient une façon experte d’explorer le territoire étrange de nos vies à l’aide de repères bien connus.

Ce n’est pas une théorie que j’applique, mais une évidence qui s’impose à moi presque chaque fois et qui n’en finit pas de m’étonner. Cette soudaine odeur de champignon après la passerelle, la taille démesurée de cette limace noire qu’on croirait nourrie par les orages (nourrie de pluie comme les impatiences, nourrie de nuit et de lumière tant elle brille), le contraste aussi entre le temps quadrillé du travail que je viens de quitter et le temps cyclique de mon chemin, n’en finissent pas de me ranimer, de me ramener à la réalité d’une vie où tout est animé (souvenir d’un cours de grammaire tout à l’heure pendant lequel un élève ne comprenait pas que l’on puisse classer les plantes dans la catégorie des « inanimés »).

L’habitude, c’est la grille de jazz à partir de laquelle le musicien improvise ; c’est l’ensemble des gestes et caresses qui font que les amants qui se connaissent bien peuvent partager une joie plus douce et plus durable que les amants d’un soir ; c’est le fait d’avoir vu cent fois un même film, en VO, en VF, ce sans quoi on n’aurait jamais remarqué la présence de tel personnage minuscule tout au fond de tel plan ; c’est une façon de se spécialiser sans se prendre pour un spécialiste (« Je suis, voyez-vous, spécialiste du chemin qui va du Villard au Villard en passant par La Martinette ! »), sans jargon, sans effort non plus.

Ainsi de jour en jour je m’habitue à mon chien, à mon chemin. Comme il est loin déjà le temps où j’avais pour la première fois emmené Rimski, tout jeune chiot, le long du Gelon en pensant lui faire plaisir, et où je m’étais trouvé assez désemparé par ses réactions de mécontentement et de frustration, car il peinait à avancer dans la neige trop épaisse, mordait la laisse, voulait rentrer. On se connaît à présent, on se comprend mieux. Je sais qu’il est inutile de tenter de passer vite après le deuxième pont en lui refusant la baignade : il va dévaler toujours au même endroit, se tremper les pattes, revenir et repartir à petites foulées…

Plus ténébreuses sont ces choses auxquelles on ne peut ni ne veut s’habituer. Les images de la guerre. La tension du temps dans le ventre quand se rapproche la fin de la balade. Cette peur irrépressible qui me saisit souvent à l’idée que tout s’arrête, sans même que nous ayons eu le temps de faire en toute conscience un ultime tour de manège, sans même que j’aie pu écrire enfin les livres que je porte et qu’ils soient lus, aussi, non pour satisfaire la vanité de leur auteur mais pour eux-mêmes, et pour ce qu’ils pourraient transmettre à ceux qui, les lisant, ne pourraient que comprendre et célébrer la force réparatrice de l’Habitude.

07/06/22

 

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