Vigie, juin 2022

 

La colère

 

Vigiejuin22 colere

 

Du sommet de l’épicéa la pie grièche écorche le silence, puis se tait. Les oiseaux chantent moins, l’espace est aux insectes. Une abeille tout à l’heure m’a piqué, dont le venin me lance. Un serpent gît sur la chaussée, dont les écailles écrasées se confondent avec le goudron. Un voile éblouissant brouille le paysage, hier limpide, des falaises de la Chartreuse et des crêtes de Belledonne. Le ciel a pris sa mauvaise mine des jours de pollution. À cause de la chaleur on calfeutre les maisons. Une voiture passe sur la route de La Martinette en laissant derrière elle une forte odeur d’essence qui se mêle à l’odeur de résine tiède des conifères. Sur la terrasse déserte, un parasol ouvert ne fait aucune ombre.

Sitôt amorcée la descente vers le Gelon on sent pourtant un souffle inespéré, comme un courant d’eau froide dans une mer trop chaude, une vraie brise qui sèche la sueur et apaise. Je m’assois au bord de l’eau. Je regarde les remous, les éclats, rien du tout. Il y a une grosse fourmi qui tourne en rond et se débat dans l’eau, je lui tends une brindille qu’elle remonte aussitôt, puis elle rejoint les autres…

Aujourd’hui encore je suis tombé dans un petit tourbillon de colère qui m’a momentanément noyé. C’est terrible, la colère. C’est une force terrible qui tourne dans la tête, obscurcit les pensées, le regard. Tout devient à la fois opaque, si bien qu’on ne sait plus où l’on va, et trop clair, car la colère s’accompagne souvent d’une extrême et destructrice lucidité qui éclaire et qui brûle (ce n’est qu’après coup qu’on peut, dans le meilleur des cas, tirer des leçons de ce qu’elle nous révèle).

Souvent on se demande ce qu’il faut faire face à la colère d’autrui ou à sa propre colère. Essayer de l’étouffer en jetant des paroles aussi vaines que : « Cela ne sert à rien de se mettre en colère, de se brûler, de se noyer ! », c’est jeter un seau d’eau au noyé, de l’huile sur le brûlé. Attendre que le noyé recrache son eau, que les brûlures s’apaisent seules, est préférable. Les paroles trop directement orientées par le désir de faire cesser une scène pénible ne sont pas plus efficaces. Pour sauver une fourmi qui se noie on ne jette pas un tronc d’arbre : une brindille suffit – disons, la diversion d’une parole fine susceptible d’offrir une échappée.

Pour ce qui est de l’homme en colère, il peut se répéter comme un mantra que « ça passe », que ça va passer, parce que c’est vrai, aussi vrai qu’il reste de l’eau au fond de la vallée et, même en pleine canicule, des poches de fraîcheur dans les recoins de la forêt. Il se doit de contrôler au mieux sa propre parole, même si c’est aussi difficile que de diriger les flammes d’un incendie ou une barque prise dans les rapides. Il faut dans ces cas-là tout faire pour éviter de blesser ou de trop se blesser, ou tout au moins limiter la gravité des blessures en déviant au dernier moment les flammes, le rocher. Tôt ou tard ce chaud et froid se calme, et peut même livrer des trésors – comme ces grosses girolles qui ont repoussé sous les feuilles desséchées et que je ramasse à présent, les premières de l’année, cadeau des orages et de la chaleur qui leur a succédé.

21/06/22

 

Ce contenu a été publié dans 2022. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.