Vigie, juin 2022

 

 

La patience

(la salamandre, nos renaissances)

 

Vigie062022patience

 

D’arbre en arbre les pinsons lancent leurs cris obsédants. On dirait qu’ils patientent en comptant les secondes.

Nous aussi nous patientons, tout un long jour, avant de repartir marcher. Rimski somnole de longues heures dans le jardin, le dos au sol, les pattes au ciel, dans une sorte d’extase canine agitée parfois de soubresauts : peut-être rêve-t-il de la femelle beauceronne qui vient juste de lui passer sous le nez ? Peut-être ne rêve-t-il pas vraiment. Son maître, pendant ce temps, piétine dans l’antichambre des paperasses, des formulaires à remplir, des soucis administratifs, cerné par la crainte des délais (car la date de demande d’instruction en famille est passée).

Partout autour de moi, bêtes et plantes patientent. Taches blanches cernées d’ombres, les vaches ruminent avec un faux air endormi. Même les feuilles feignent le repos en attendant les prochains rayons de soleil, et même les impatiences, patientent, des mois durant, avant de reprendre possession des berges en agrandissant leur territoire. On se dit qu’à ce stade, il serait encore possible de les arracher et de sauver ce lieu de l’appauvrissement, mais on sent bien qu’il n’en sera rien, que personne ne fera rien, et que l’invasion va continuer de plus belle jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’elles. On endure. On patiente en attendant la fin.

Qu’est-ce qui couve sous les cendres de la patience ? Qu’est-ce qu’elle recèle et qu’elle révèle, au bout de son compte à rebours ? Qu’est-ce qui, en elle, se perd ou se trouve ?

Gueule béante et paupières mi-closes le caïman patiente, mâchoires serrées, pour digérer ou attraper sa proie – il est difficile de faire la différence quand on le voit comme ça.

Le héron peut rester longtemps immobile pour tromper la grenouille.

Dans sa chambre qu’il ne quitte plus guère, qu’il ne veut plus quitter, patiente l’adolescent. Peut-être ces adolescence plus hivernales que printanières (ce qui ruine le charmant cliché de la jeunesse associée au printemps, alors qu’on peut vivre à tout âge toutes les saisons mentales) ne sont-elles qu’une interminable patience, comme Breton parle de la « longue patience pré-révolutionnaire », comme Guidoni chante « la patience du diable »… Mais qu’est-ce qui se trame derrière cette apparente inactivité, entre le bureau et le lit, le lit et le bureau, à l’abri du soleil et des regards ? Est-ce qu’après un si long temps de repli il y aura comme une détente de criquet, une ouverture équivalente qui viendra nous surprendre ? Peut-être a-t-il simplement besoin de beaucoup de temps et de silence, pour digérer je ne sais quelle douleur ?

Le méditant dans sa cellule, oublieux des pratiques, des rituels, des enseignements et même de la cloche du monastère, comment savoir s’il sortira de sa retraite éveillé ou hébété ? Est-ce qu’il sera prêt à jouer les faux maîtres en se ventant de mérites fictifs, ou bien apte à tirer des échecs mêmes de son expérience les bases d’une transmission honnête ? Même lui ne le sait pas : il patiente, il somnole, il s’ennuie, et se rendort sur son coussin.

Les sociétés humaines semblent passives devant la catastrophe qu’elles ont engendrée. Engluées entre déni, résignation, tout petits pas dans le bon sens aussitôt suivis de grands pas vers le pire, elles ne semblent même pas conscientes d’œuvrer à leur disparition. Mais qui sait ? Qui sait quels possibles restent tapis dans les angles morts et quels chemins de traverse cachent les autoroutes ? Ne soyons ni optimistes, ni pessimistes, juste patients.

Je patiente, on patiente. Je tiens bien serré l’impatience dans ma laisse, qui a flairé une biche au moins, à en juger par la façon dont elle s’agite.

Il pleut encore, et je patiente dans l’attente… de la salamandre. Plus se prolonge l’attente, plus se renforce mon désir de la voir. Plus il se charge de sens aussi, car ce qui n’était d’abord qu’une simple curiosité naturaliste s’alourdit de symboles : voir surgir la Salamandre sur mon chemin trempé, ce serait le feu révélé ! Ce serait rouvrir les portes de l’enfance à Ferney ou de ce jour déjà lointain aux Vellats, près de la maison de mes parents, où je l’avais croisée en promenant Patawa. Je sais que je pourrais la traquer de façon réfléchie, mais plutôt que de la voir par une opération volontaire je préférerais croiser son chemin fortuitement.

Le jour où cet événement se produira, ce sera la fin d’un cycle, la fin d’un chapitre, peut-être la fin d’un livre. Cette perspective m’incite à une vigilance continue, car il serait navrant de la rencontrer à un moment où je serais inattentif, perdu en plein bavardage mental, indisponible (dans ce cas, il vaudrait mieux détourner le regard et faire comme si je ne l’avais pas vue). Elle sera, elle doit être, la récompense tangible à des mois de balades attentives, à l’image de cette persévérance paradoxale que réclame l’écriture.

Croiser la salamandre ce serait, ce sera, comme un coup de ciseaux dans le rouleau de ce récit qui deviendra un livre.

Je n’écris pas, cependant, je n’écris pas assez, je n’écris pas comme je voudrais, comme il faudrait, en allant jusqu’au bout. Je me contente d’accumuler ces notes semi-publiques que j’appelle mes « traces », mais il y a des livres dans mon ventre qui s’impatientent, qui me donnent des coups de pied, qui me lancent et me tancent. Certes je sais que je suis malgré tout en train d’écrire, à ma façon, ce livre de Rimski ou de la Salamandre, mais il y en a d’autres qui m’appellent, et d’une autre exigence ! Des livres vraiment neufs, jamais lus, jamais écrits. Presque tout ce que je lis comme gros romans primés chez mes contemporains sent fort le réchauffé, écrit de l’avant-veille, entre Balzac et le Nouveau Roman au mieux ; mes livres à moi sont porteurs d’une vision, vibrants d’une voix propre que n’importe qui peut reconnaître. Si je les écris avec le soin et la patience requis, ils m’ouvrent un chemin que je n’avais pas vu. Je crois qu’ils pourraient faire de même auprès d’un lecteur et même, mêlés à d’autres qui œuvrent dans les mêmes parages, changer notre trajectoire commune, différer notre perte, qui sait ?

Je remonte le chemin des Landaz. Une petite voix d’enfant crie depuis un jardin : « Oulala, la grosse bête ! », sans que je sache s’il s’agit de Rimski ou d’un coléoptère géant. Les abeilles survivantes préparent leur miel et les noyers dont les fruits rachitiques jonchent le sol, leurs noix. Moi je prépare (mais personne ne le sait) nos possibles renaissances.

 

08 et 09/06/22

 

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