Vigie, juin 2022

 

 

L’illusion

 

Vigiejuin22 illusion

 

« L’homme est cet être sans âge fixe, cet être qui a la faculté de redevenir en quelques secondes de beaucoup d’années plus jeune, et qui entouré des parois du temps où il a vécu, y flotte, mais comme dans un bassin dont le niveau changerait constamment et le mettrait à la portée tantôt d’une époque, tantôt d’une autre. »

Proust, Albertine disparue 

 

Apparition ; doute ; dilution ; disparition : les jeux de l’illusion en ce monde flottant.

Le thème du jour m’est donné par un morceau de lichen tombé sur le sentier, dont la forme et la couleur jaune ont fait brièvement naître une illusion de salamandre – d’un cadavre de salamandre, plutôt, et je me suis dit que c’était un comble d’avoir tant espéré en voir une vivante ces derniers jours où il pleuvait pour finalement en trouver une morte aujourd’hui où il fait sec et chaud. Ainsi, me suis-je encore dit, l’un des fils conducteurs de cette chronique ambulatoire est un batracien que je ne vois jamais : un espoir, un rêve, une illusion.

En matière d’illusion, il y a d’abord ces plaisantes confusions visuelles qui révèlent notre propension à la rêverie tout en nous ramenant à la réalité banale, à laquelle elles rendent un peu de son mystère. Les frontières entre l’animé et l’inanimé sont brouillées. Le lichen devient salamandre, le tronc sur lequel on s’assoit est un caïman (comme le capitaine Haddock en fait la désagréable expérience dans Le Temple du Soleil), les vaches blanches vues de loin sont des rochers, la chouette est une branche ou une pierre, le jeune iguane vert pomme une bouteille en plastique…

Parfois, cela peut prendre la forme d’une paréidolie, une de ces confusions optiques qui associent « un stimulus visuel informe et ambigu à un élément clair et identifiable, souvent une forme humaine ou animale » (du temps où l’art des grottes avait viré chez moi à l’obsession, je voyais des bisons partout). Toutes ces illusions-là sont des expériences poétiques basées sur l’art de la métaphore, soit le rapprochement plus ou moins justifié entre un élément présent (le comparé) et un élément absent (le comparant). Le haïku en est l’expression privilégiée, dont le modèle classique reste celui de Moritake : « Tombée de la branche, une fleur y est retournée – c’était un papillon ». Plaisante illusion !

Il y a ensuite ce sentiment diffus d’être pris dans un monde forcément trompeur, puisque notre vision en reste limitée aux quelques fragments de l’espace et du temps que nous vivons. Ce que l’on perçoit de la réalité n’est, on le sait, qu’une projection subjective résultant du découpage que l’on fait, en tant qu’êtres humains, à partir des formes qui nous entourent, et qui diffèrent de ceux qu’opèrent les chiens, les oiseaux, les insectes ou les chèvres : si le monde peut être vu de façons aussi différentes, c’est bien que notre perception en est illusoire. Mais, de façon plus dérangeante, le simple fait de pouvoir se représenter ce qui s’est passé avant, ce qui se passe ailleurs ou ce qui se passera plus tard, fait douter, fragilise, inquiète. Cette illusion de vivre dans un monde de permanence et de paix à laquelle je me raccroche volontiers, se fissure, dès lors que je me laisse aller à repenser à telle photographie regardée ce matin dans Le Monde et qui, prise à quelques centaines de kilomètres d’ici vers l’est, montrait, au sein d’une campagne assez peu différente de celle que je traverse, un engin de mort crachant des missiles. Qui sait quelles horreurs recèle la bobine non encore déroulée du film de mon chemin ? Si je pouvais visualiser en vitesse accélérée les prochaines décennies, je serais sans doute effaré. L’eau qui cascade en abondance dans le Gelon et tous ces chants d’oiseaux ne sont-ils pas trompeurs, eux qui cachent la canicule et la disparition dramatique d’une grande partie de l’avifaune européenne au cours des dernières décennies ? Vivre ici, dans Belledonne, c’est vivre dans l’illusion du monde d’avant.

Et puis il y a encore, plus intimement, toutes ces illusions liées aux mouvements de la mémoire involontaire qui font qu’on est inconstamment ballotté entre l’âge ressenti et l’âge réel, entre l’image mentale fluctuante mais généralement plus jeune qu’on garde de soi (pourquoi, dans les rêves, ne suis-je toujours âgé que de douze à vingt ans ?), et celle de l’inconnu grisonnant qu’inéluctablement on devient. Je me penche avec Rimski sur le miroir tranquille du Gelon, juste avant le barrage, et j’y vois la silhouette du jeune homme que je ne suis plus, accompagné par sa chienne disparue. À travers les pupilles de Rimski, c’est Patawa qui me regarde, et la forêt alentour redevient guyanaise.

Chemin faisant, je parle, j’écris en l’air ces mots qui se perdent dans l’air verdâtre sans laisser d’autre trace que le souvenir que j’en garde au retour (car ce jour-là je n’enregistre ni ne prends de notes), et il me semble alors que ma façon de faire (d’écrire sans écrire, de parler pour les arbres), si paresseuse au fond puisqu’elle m’épargne les pesants sacrifices par lesquels sont passés la plupart des auteurs que j’admire, est façon de « vivre en poésie » ; puis me vient l’idée que ce n’est là qu’un rêve, et que je ne fais rien d’autre que me bercer d’illusions pour ne pas voir en face ma propre insignifiance.

15/06/22

 

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