Route, janvier 2013

 

 

 

SORTIE DE ROUTE

 

En partant ce matin bien avant l’aube j’ai croisé plusieurs processions de cerfs. 

La première était formée par un troupeau de mâles qui longeait l’orée du bois à la queue leu leu. Leurs silhouettes noires sur fond de neige à peine éclairée par les premières lueurs de l’aube et celle plus intermittente des phares évoquait inévitablement les fresques dessinées dans les grottes préhistoriques. Comme dans les grottes j’avançais en sens inverse de la marche des animaux, qui semblaient m’ignorer. Un peu plus loin c’est un troupeau de biches qui a traversé la route. Je me suis arrêté pour les laisser passer. Les dernières, une fois à l’abri du bois, se sont retournées et m’ont regardé. Comment ne pas en être touché ? J’ai repensé à ce très beau film animé vu tantôt avec Léo, dans lequel les hommes après leur mort se transforment en esprits animaux : une grande biche regardait ainsi en silence, mais avec bienveillance, le petit garçon qui avait été son fils. Très vieilles et très douces croyances qui rappellent cette longue et désormais lointaine parenté entre l’homme et l’animal… 

En cette procession indifférente ou inquiète des cerfs et des biches, comment ne pas voir maintenant un signe funèbre ?

Hier soir mémé est morte. Hier mémé est morte. Il faut le dire pour le croire, il faut le dire et le retenir pour ne pas se laisser aussitôt enfermer dans la gangue des formules toutes faites (l’agonie durait depuis si longtemps, elle n’en pouvait plus, c’est un soulagement, elle est morte paisiblement…), justes par ailleurs, mais qui cherchent à atténuer trop tôt le caractère incroyable de cette nouvelle. 

Hier soir mémé est morte. Plus jamais je n’entendrai sa voix, son accent italien, plus jamais ses histoires dans la petite maison de la rue Parmentier, plus jamais la maison, plus jamais les odeurs, les sensations de l’enfance liées aux séjours à Montluçon. 

Hier soir mémé est morte. Il y a trois ans mon grand-père est mort lui aussi à la même période, ce moment où l’on commence à croire en la fin de l’hiver, où les jours rallongent visiblement, mais où il fait encore si froid. Ni lui ni elle n’ont pensé pourtant pouvoir traverser encore l’hiver. Ils n’ont même pas eu cette brusque impatience du randonneur qui, se sentant bientôt revenu d’une trop longue marche, hâte le pas et commet l’erreur qui provoque l’accident. Ils étaient, à la fin, bien résignés. Apaisés, peut-être. Il y a trois ans comme cette année, je travaillais sur le même cours consacré au manga de Taniguchi Quartier lointain — cette histoire de deuil et de retour dans le corps et les lieux de l’enfance. J’ai appris la nouvelle de la mort de ma grand-mère en cours, juste avant de lire cette phrase qui, chaque fois (mais de façon plus atténuée maintenant) me bouleverse : « tout cela a l’air tellement vrai… c’est comme si ce n’était pas un rêve… » 

Ta grand-mère est partie hier soir. Elle n’a pas souffert. Pas davantage en tout cas. Nous irons tous ensemble, nous ferons une nouvelle fois cette longue route avec les enfants. Quand quelqu’un meurt la vie ordinaire s’arrête. Demain je n’irai pas au collège, Léo n’ira pas à l’école. Nous prendrons la voiture, nous serons tous ensemble. Tous ensemble pour essayer d’entendre cette parole incompréhensible, cette parole qui défie la parole, cette parole imprononçable : hier soir mémé est morte.

Hier soir, m’endormant, je pensais à elle. Ce pauvre souffle, son corps encore vivant, traversée encore d’un si pauvre souffle. À ce moment peut-être déjà, je ne sais pas l’heure exacte de sa mort, elle avait comme on dit rendu son dernier soupir. Ma mémé, ce petit corps cassé, ratatiné, rongé par le cancer, ma mémé encore en vie, sur son lit de souffrance, au cœur de la souffrance, déjà n’était plus. 

C’est ainsi qu’on avance d’un cran dans un hiver plus rude que celui qui endeuille ou festonne aujourd’hui les champs blancs, un hiver dont les jours ne s’allongent jamais mais rapetissent jusqu’à plus rien.

Il est treize heures. C’est mercredi. Tout à l’heure en rentrant on n’annoncera la nouvelle aux enfants. Il faudra dire encore, redire : hier soir, mémé est morte. Maintenant nous allons aller là-bas tous ensemble pour l’enterrement. Ce sera triste, mais c’est ainsi, c’est dans l’ordre des choses, il ne faut pas craindre la tristesse.

Dur apprentissage. Jamais commencé assez tard, assez tôt. Léo n’en sera pas ébranlé. Il pleurera à gros sanglots, il ira se cacher dans sa chambre, puis se remettra à jouer, ayant déjà oublié. Puis le souvenir lui reviendra et une ombre passera sur le jeu.  La même chose pourrait être dite, à peu de chose près, pour chacun d’entre nous.

Je roule comme si de rien n’était. Je rentre à la maison par cette froide journée de janvier. Je répète sur tous les tons : hier soir mémé est morte. Que la mort nous unisse. Que la mort nous pousse à nous serrer les uns contre les autres et, oublieux des rancœurs, des crispations, des frustrations, que circule en nous comme ruisseau précocement printanier la bonté naturelle du cœur ouvert. Que la mort ne nous enserre pas de notre vivant mais que sa perspective nous soit finalement propice. La fleur naît du fumier, la forêt de l’humus, la vie la plus vive et la plus aimante est fille de la mort.

Hier soir mémé est morte. Déjà cette idée qui heurtait se trouve suspectement apprivoisée. Récupérée. Atténuée. Mise à distance. Le voyage, le retour, la cérémonie à l’église, l’enterrement, l’ultime repas du deuil familial permettront peut-être de toucher comme il se doit le vif de cette parole. Hier soir mémé est morte.   

 

24 janvier 2013

 

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