Route, janvier 2013

 

 

PAYSAGE MORT

 

Matin glacé. Ça racle. Encore quelques flocons. Blanc gris bleuté partout. Fine pellicule de neige fraîche sur la mare gelée. Paysage mort.

Ma grand-mère en ce moment dort. Assommée par la morphine, par les médicaments, elle dort. Depuis quelques jours elle ne se réveille que très rarement. Elle reconnaît parfois sa fille ou son fils penchés sur elle. Elle demande des nouvelles des petits-enfants et se rendort. Elle mourra ainsi je l’espère pendant son sommeil. Elle est en train de mourir. 

Déjà on parle de l’enterrement comme d’une affaire à régler. Déjà on dit que ce n’est pas un spectacle pour les enfants, qu’il vaudrait mieux leur éviter la fatigue du voyage et les laisser à l’abri. À l’abri. L’illusion de l’abri. Encore et toujours cette même question de savoir dans quelle mesure il faut maintenir l’enfant dans l’illusion de l’abri. Il y a là un large consensus. La mort évacuée, pas tout à fait niée mais mise à distance, masquée, abstraite. On n’en doit pas parler. Ne pas savoir. Ne pas mettre d’images en tout cas. Les mots à la rigueur, ils sont si faibles, ils disent si peu. On en change aisément en cours même de conversation sans même s’en apercevoir. On leur fait dire ce qu’on veut, ou le contraire de ce qu’on veut. Ils parlent souvent tous seuls. Les mots sont de faible poids. A la limite, ça ne gênera personne de dire des paroles vagues, vides, vaines, abstraites. Elle est morte. Mais l’image de la mort ? L’image d’un corps froid, allongé, sur un lit de glace ? À quoi bon montrer cela ? 

Il me semble néanmoins qu’on devrait. On devrait montrer aussi à l’enfant. Avec précaution, évidemment. Mais aussi avec simplicité. Voilà. Regarde. Elle n’est plus là mais tu peux quand même dire au revoir. Au revoir. Tu peux pleurer. Voilà. C’est terminé. Et c’est tout. Ni plus, ni moins.

(À la mort du chat, l’enfant n’a pas pleuré. Quand je l’ai amené pour enterrer le chat l’enfant ne pleurait pas puis soudain il a vu. Il a vu son chat, cette petite boule de poils naguère ronronnante réduite seulement à cette loque ratatinée au fond d’un trou. Il a été saisi. Il a pleuré. Il a voulu mettre sur la tombe beaucoup de fleurs. Il a pleuré encore. Puis il s’est calmé. Il en parle maintenant avec tranquillité. Il sait. Il a vu. Il a compris le peu qu’on peut comprendre. Il a su mettre une image sur l’abstraction des paroles : le chat est mort. Il a vu la vérité en face. Avec sa souplesse, son insouciance, sa solidité d’enfant, il n’en a certes pas été traumatisé, ni même durablement et profondément ébranlé comme un adulte ou un plus grand peut l’être. Mais il a vu. Il a franchi la première étape d’un difficile, nécessaire et quand même assez sinistre entraînement. Il a reçu la première leçon d’une série probablement assez longue et dont l’intensité ira sans doute crescendo. Il a pu dire au revoir.)

En ce moment ma grand-mère meurt. Quand ce sera terminé le monde ordinaire un instant devra s’arrêter. Des considérations telles que la fatigue de la route ou les difficultés pour trouver un lit ne devraient pas entrer alors en ligne de compte. Le monde ordinaire s’éloignera.

Moi, je redescends cette route verglacée à travers un paysage polaire. Moins neuf au thermomètre. Doigts engourdis. Il y a de la lumière et la cheminée fume à cette maison grise décrépie aux volets verts bouteille que j’ai longtemps crue abandonnée. Un chat noir court le long de la route — sa silhouette noire dans la neige.

Décidément on fait du surplace. On n’a pas beaucoup progressé. On descend toujours une route trompeusement familière en plein cœur de l’hiver.

Trois chevaux sur la route. Trois chevaux qui broutent l’herbe rare en écartant la neige avec leurs grosses lèvres, trois chevaux échappés que j’aurais aussi bien pu percuter si j’avais roulé trop vite.

Ça racle, ça renâcle. Grand froid. On frissonne et on tourne le volume du chauffage. Au moins on n’est pas dupe: ce n’est pas une question de chauffage.

 

17 janvier 2013

 

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