Route, janvier 2013

 

 

TOUT CE QUI TOUCHE…

 

Le gel. La glace. Pleine lune dans le ciel sans nuage. Bleu nuit profond. Plus de cerfs dans les grands champs nus où l’herbe commence à percer sous la neige. Rien que le rayonnement de la lune.

Croisé un collégien qui remonte vers l’arrêt de bus, une mèche de ses longs cheveux lui cachant à demi le visage. Pourquoi ces images remontées de l’enfance et de l’adolescence touchent-t-elle à ce point ? Tomas Tranströmer, comme beaucoup d’autres, estime que ce sont là les moments les plus importants de la vie. Sans doute. À mesure que le temps passe (et je sens décidément qu’il va s’accélérant), l’écho de ces années-là résonnent de manière plus ample, presque continue. Je ne peux pourtant pas prétendre en être nostalgique. À bien y regarder, me voici infiniment plus libre que je ne l’ai jamais été, peut-être. Alors, qu’est-ce qui touche à ce point ? Le souvenir d’un visage à la peau plus lisse ? De faux airs d’ange ? L’émerveillement des découvertes ? — Je ne suis pas encore si fripé, et l’émerveillement me paraît plus  vif, plus affiné qu’il ne l’était du temps de cette adolescence pleine de confusion et de crispation. 

Non. Ce qui touche, c’est le souvenir des parents jeunes. Le souvenir des parents qui avaient alors mon âge, qui se retrouvent maintenant en première ligne depuis que ma grand-mère n’est plus. Ce qui touche et trouble est ce jeu constant de miroir qu’offrent le va-et-vient entre son enfance disparue et l’enfance de ses propres enfants. Trouble du temps inentamé. Trouble du temps à propos duquel on ne se lamente plus, mais qui laisse chaque jour un peu plus hébété, et qui fait répéter sur tous les tons : comment est-ce possible ? On ne peut pas y croire ! (comme le disait mon père devant la face méconnaissable de sa mère morte). 

On ne peut pas y croire. 

C’est ainsi qu’on traverse sa vie en oscillant entre la stupéfaction, l’hébétude  et l’émerveillement, l’éblouissement.

Un camion qui déboule à toute allure en sens inverse me force à piler. Je l’évite de justesse. Le choc aurait été violent. Le dernier mot prononcé eût été : « éblouissement ». Une belle fin, en somme, pour cette ultime sortie de route.

 

29 janvier 2013

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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