Route, janvier 2013

 

 

L’HERMINE

 

Belle lumière dorée. Belle lumière d’après les jours de brume. Belle lumière, vraiment. Belle poudre lumineuse dans l’air. Belles et longues ombres. Longues et lentes. Tu rentres chez toi avec le soleil dans le dos qui te pousse. Tu rentres chez toi avec la tendresse de l’amour qui t’appelle au-devant. Tu glisses dans cette belle lumière revenue. Ainsi ombré d’hiver le paysage paraît plus beau encore. Dans le ciel bleu pastel passe, étoile intermittente, un faucon crécerelle. Les sous-bois se souviennent du dernier automne, et chatoient faiblement. Les chevaux aux pattes élancées broutent autour de leurs ombres. On croise en sens inverse des passants aveuglés qui font signe au hasard, sans reconnaître personne. Les tombes aussi prennent bien la lumière. Mais comment se lasser de contempler surtout les façades de vieilles pierres modelées par ce soleil d’hiver ? 

Au bout du paysage, le château blanc du Grand chat, en Maurienne. 

De rouler à l’ombre on voit encore mieux la lumière. Même les paraboles dessinent des ombres incongrues, car ce soleil d’hiver — tout comme pourraient le faire aussi bien, mais dans une tonalité distincte, le brouillard ou la neige — métamorphose et magnifie le paysage. 

L’horloge solaire indique l’heure exacte. 

La voiture en passant lance un éclair qui se répercute sur les baies vitrées de la maison de retraite. 

La lumière aussi glisse dans les ornières gelées. Elle s’accroche au plumage de la corneille. Elle dessine sur le flanc de la colline en face une silhouette de tyrannosaure. La maison du fond de combe en est exclue, mais auréolée néanmoins par la forêt de lumière qui la surplombe.

L’attention s’égare et tu te surprends à songer à la fée Morgane, quand le vol pesant d’une buse te ramène à la route. 

Un peu de fumée bleue. Les dômes blancs éblouissants de la montagne. La vallée qui s’écarte. Cette grande lumière de la vallée en cette fin d’après-midi de janvier, sans doute te ramène-t-elle aussi aux joies de l’installation (c’était il y a quelques années déjà, par un très beau mois de février sans neige ni nuages). Mais je crois qu’il faut chercher bien plus avant l’origine d’une telle joie. Avant l’enfance. Avant la route. La lumière est première. Dieu n’est-il pas lumière ? Nul besoin d’aller chercher Dieu pour cela, mais j’aime, lorsque je lis la Bible, remplacer son nom par ce simple mot de lumière, qui alors me parle mieux… 

Revenons à la route. 

Le chalet neuf, la trace incandescente sur le panneau de Répidon, le vert clair des pylônes, les traces zigzagantes qui fusent à travers la forêt. Chercher à voir cela. Trouver les mots non pour rendre compte après coup mais pour voir maintenant. Trouver les mots pour suggérer qu’on peut voir, qu’on peut voir cela, qu’on peut voir mieux que d’ordinaire on ne voit. Remarquer et dire par exemple que tel bloc de glace sur le bord de la route ressemble tout à fait à une hermine, permet de sentir en soi et en la glace quelque chose de la beauté, de la vivacité, des crocs aigus de l’hermine. Et reviennent en outre aussitôt en mémoire plusieurs images d’hermines rencontrées naguère, comme celle-ci.

En plein oubli de soi, en pleine débâcle, en plein rétrécissement, je ne voyais plus rien, j’avais même oublié l’idée que voir était possible, toute vision claire embourbée dans le marais d’une histoire médiocre. Pendant la lettre que j’écrivais au protagoniste de cette histoire, j’avais vu apparaître l’hermine à la fenêtre : pelage blanc hivernal dans un champ que je revois étrangement vert, elle courait en tout sens, avait plongé dans le tunnel d’une taupe, et en était ressortie avec l’animal déjà mort sans cesser de bondir malgré le poids de sa proie, dans une sorte de joie, de danse assez sauvage et belle. J’avais oublié le propos de la lettre et m’étais mis à décrire le spectacle qui, soudain, seul comptait, et faisait sens. Je m’étais comparé, identifié à cette hermine impitoyable, à cette taupe des faux-semblants ainsi mise à mort. Quelque chose de vrai était venu à ce moment-là à l’improviste se substituer au mensonge ordinaire, et même le destinataire de la lettre l’avait compris, qui s’était exclamé plus tard, la lisant : voilà, c’est cela, cela sonne vrai, cela est vraiment toi. Sors du terrier, tu n’es pas une taupe mais bel et bien une hermine !

Tout cela ainsi suggéré au hasard de la route.

 

9 janvier 2013

 

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