Route, mai 2015

  

 

LE GRAND VOYAGE

 

 

Accalmie entre deux averses : de la montagne baignée de brume on aperçoit à nouveau l’échine noire, et l’on constate que la neige a vraiment bien fondu. À main droite la gouille aux grenouilles déborde, à main gauche le Nan des Fruitiers (ce petit affluent du Gelon où j’aime aller rôder en été, en automne) a triplé de volume. Poiriers et cerisiers ont perdu toutes leurs fleurs, dont on ne retrouve pas même les pétales sur le sol lessivé. L’humidité suinte par les fissures qui rongent les façades décrépies des maisons de village. Les glycines alourdies font plier les tonnelles…

Soudain on plonge dans le brouillard, d’où sortent les spectres de deux cavaliers montant des chevaux noirs. Viennent en tête des mots comme « marécage », « pri-pri », « forêt brumeuse », « Sentier-Bateau » (c’était je crois le nom donné à un itinéraire particulièrement humide à Saül, au centre de la Guyane). Quand le brouillard se déchire on le regrette un peu, évidemment, à cause des rêves qu’il faisait resurgir. On se dit que le temps des voyages est fini, qu’on ne partira plus ; puis on considère cette route que traversent à intervalles réguliers des merles suicidaires ou de petits rongeurs (une musaraigne vient de s’y aventurer, qui a trottiné pour traverser avant de faire demi-tour), cette route maculée de boue, cernée de gris et bordée de part et d’autre par le vert presque phosphorescent des nouvelles fougères – on considère cette route et on se dit qu’on n’est jamais rentré mais encore en voyage, emporté dans un voyage que ne gâche plus aucun rêve de retour.

On boit d’un trait à la santé du Grand Voyage ce premier verre de mai, décoction forte de fougères fraîches, de fleurs arrachées et de brouillard.

 

4 mai 2015

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