Route, mai 2015

 

 

 

TRANSPARENCE ET OBSTACLES

 

 

Les gouttes sur le pare-brise rassemblent toutes les fleurs, toutes les lueurs, toutes les lignes, tous les arbres et le ciel, et la route et la montagne dans leurs miroirs déformants. L’effet est esthétiquement admirable, qui montre en passant à quel point une transparence sans obstacle présente moins d’intérêt. 

En filigrane se repose la question du travail sur la langue, que nombre d’écrivains aujourd’hui négligent, me semble-t-il, soit par facilité, soit par refus de l’art et de ses artifices au profit de la seule expérience. J’ai peur qu’il y ait là un vrai malentendu et parfois une vraie supercherie. 

Malentendu parce qu’à critiquer, avec raison, les excès d’un certain formalisme, on a fini par en nier les apports, à tel point que la littérature contemporaine semble être revenue non seulement aux temps d’avant le Nouveau Roman mais même d’avant Mallarmé… Bien sûr que les mots font obstacle. Je me scandalisais naguère de ces cours de sémiologie où l’on me lacanait en boucle que « le mot est le meurtre de la chose ». « Je ne suis pas chasseur, disais-je, et quand je dis : « cormoran », l’oiseau continue à voler ! » Naturellement il y avait dans ma candeur une part de vérité. On en avait trop fait dans la clôture du texte, et il fallait revenir au monde (ce qui en l’occurrence pour moi ce matin pourrait signifier : revenir à la route et à ce rayon de soleil qui vient de frapper la Chartreuse, dont la falaise de calcaire est une fois encore en cette fin de mai maussade et froide le seul lambeau de paysage illuminé). 

Imposture aussi, car cette manière d’appliquer la supposée transparence du haïku à l’écriture est aussi façon de prétendre à une immédiateté de l’expérience à laquelle je ne suis pas certain que les auteurs atteignent vraiment. Il y a dans les livres de Nicolas Bouvier ou de Jean-Pierre Abraham des moments de grande transparence, des moments où l’on touche véritablement quelque chose qu’on a envie de nommer « le monde », ou un sentiment du monde, parce qu’eux ne nient jamais l’obstacle et ont pour le dépasser forgé avec patience et humilité une langue d’une très grande précision dans les images alliée, pour Bouvier, à la syntaxe faussement flottante de notes prises sur le vif. 

Je ne me lasse pas de lire et relire Bouvier, Abraham, Réda ou Jaccottet, comme je ne me lasse pas de parcourir cette route (dont j’ai d’ailleurs ce matin peu parlé, emporté par des considérations théoriques moins intéressantes et plus inconsistantes que les gouttes d’eau qui me les ont suggérées), alors que les tenants de l’écriture rapide, de l’écriture de surface et du refus de l’image, après m’avoir un temps ébloui, me parlent moins ou ne me parlent plus du tout.

Voici cependant que je croise un jeune renard bien dépenaillé, bien crotté, qui trottine sur le bas-côté, s’arrête devant la voiture, se retourne et me regarde avec un air plus perdu qu’apeuré ; après quoi il remonte le talus, se retourne à nouveau, et s’enfonce comme à regret dans le sous-bois détrempé.

Je balaye l’obstacle des gouttes d’eau qui brouillaient la vision et file finalement sur cette route rectiligne au bout de laquelle de grandes masses de nuages gris bleu surplombent et prolongent la masse vert sombre de la montagne. Le Bréda roule à main gauche, vieux rêve de rivière profonde, opaque et chargée de mémoire plutôt que petit torrent trop limpide…

 

26 mai 2015

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